Brognon Rollin, The Land and the Unfolded Map au Delta
Du 15 avril au 11 juin 2023, Le Delta, Namur
Dans la capitale de la Wallonie, Le Delta, centre artistique et culturel de la Province de Namur, qui favorise l’exposition d’artistes dont le travail a un propos politiquement engagé, accueille le nouveau projet du duo belgo-luxembourgeois composé de David Brognon (né en 1978 à Messancy, Belgique) et Stéphanie Rollin (née en 1980 à Luxembourg). Depuis plus de quinze ans, ils construisent une œuvre à la fois conceptuelle, sensible et politique, centrée sur une attention permanente à l’humain qui devient leur matériau principal, faisant de la rencontre le point de départ de chacune de leurs créations. Brognon Rollin a toujours préféré la marge au centre. Il travaille avec des groupes traditionnellement invisibilisés. Occupant le dernier étage panoramique de l’institution belge, deux vidéos inédites, tournées par les artistes à Los Angeles respectivement en novembre 2022 et février 2023, composent l’installation « The Land and the Unfolded Map » qui questionne la place des communautés amérindiennes aux États-Unis. « Depuis longtemps, nous voulions travailler sur la transmission dans ces communautés autochtones devenues minoritaires sur leur territoire » confient-ils. Pour ce projet, en effet, les deux artistes sont allés à la rencontre des communautés des Natifs Américains, indiens et alaskains vivant dans le comté de Los Angeles et regroupées autour de l’association United American Indian Involvment (UAII). Ce peuple craint d’être renvoyé à l’histoire, d’où la nécessité de relayer ses voix. « Allez dire en Europe qu’on est encore là » leur lance Hope Craig-Corlew qui ne mache pas ses mots vis-à-vis de l’État fédéral américain. « Les États-Unis ne nous respectent pas. Ils soutiennent l’Ukraine mais pas le peuple autochtone ». Pour les Natifs Américains, le Bureau des Affaires Indiennes (BIA) délivre un « certificat de degré de sang indien », sorte de carte d’identité indiquant la quantité de sang indien qui coule dans les veines de chaque porteur. Hope Craig-Corlew explique qu’en dessous d’un certain degré, vous n’êtes plus considéré comme autochtone et vous n’avez plus le droit de vivre dans une « réserve ». D’après elle, il s’agit d’une assimilation massive. Ainsi isolés, coupés de leurs racines, ne sachant plus parler leur propre langue, beaucoup d’entre eux s’américanisent. « Je suis là parce que quelqu’un a survécu » affirme-t-elle.
Voilà maintenant deux ans que Brognon Rollin a commencé à approcher la communauté via l’association UAII. La première des choses a été de lui faire comprendre l’importance du projet qu’ils voulaient faire, ensemble, avec eux, et non pas à propos d’eux. Il a fallu s’apprivoiser, se comprendre, un temps nécessaire et incompressible pour le duo.
La première vidéo, qui donne son nom à l’exposition, « The Land and the Unfolded Map (Conical projection) », s’affiche sur un écran monumental. Elle a été tournée pendant le Pow-Wow du 3 décembre 2022, le premier à être autorisé dans la ville même de Los Angeles plutôt que dans sa banlieue. Cette fois ci, la cérémonie officielle a eu lieu dans le centre-ville, face à la mairie. Un plan séquence d’une dizaine de minutes donne à voir les paumes de mains d’une quarantaine de personnes en gros plan, essayant de prolonger une ligne commune. Le duo a demandé à des Natifs Américains de se confronter à leur ligne de vie, leur ligne de destinée, motif récurent dans leur travail. Comme les images d’un drone qui surplomberait un canyon, le corps devient ici paysage. Le potentiel narratif des lignes qui se dessinent à la surface de la peau, dans le creux de la paume de la main, intéresse beaucoup les deux artistes. Les mains sont jointes comme dans une sorte de transmission intergénérationnelle, inter-tribu. Le film fait la démonstration que l’union fait la force, que le combat continue.
Face à l’esthétique contemplative de cette première vidéo, la seconde, « There is more to it than Beats and Feathers » (2022-23), fait figure de contrepoint. Projeté sur une tablette, elle est imaginée sur le modèle des vidéos militantes qui sont apparues ces dernières années sur les réseaux sociaux. Le tutoriel en particulier est devenu une arme efficace pour contourner la censure pour les populations opprimées qui l’utilise comme un cheval de Troie numérique, idéal pour transporter un message de résistance en toute discrétion. De prime abord, il s’agit d’un tuto sur Internet comme il en existe des millions. La personne, qui n’est autre que Hope Craig-Corlew, annonce qu’elle va perler une boucle d’oreille très spéciale, à motif Cardinal. Le Cardinal rouge est un oiseau très répandu en Amérique du Nord. Pour les Natifs Américains, qui utilisent son plumage comme motif ornemental, il est le symbole des ainés disparus. « Si vous voulez progresser dans votre apprentissage du perlage, vous devez m’écouter attentivement » dit-elle, avant de poursuivre et très vite de bifurquer. Sa voix douce et posée apparait en contradiction totale avec les propos qu’elle tient : « Le perlage traduit les histoires de notre peuple, des histoires de migration forcée, de pensionnat et de génocide ». La narration raconte alors une autre histoire, celle d’une oppression qui continue encore aujourd’hui. Le tutoriel explique ce qu’être Natif Américain dans la société étatsunienne veut dire en 2023 : des internats fédéraux qui ont arraché des enfants à leur famille, les éloignant de leurs communautés tribales, à l’identité tribale des peuples autochtones mesurée « par un système colonial de quantum de sang », à la violence faite aux femmes Natives américaines – plus de quatre sur cinq ont subi des violences, y compris sexuelles, au cours de leur vie. « La colonisation a confisqué nos terres et le colonialisme a effacé notre histoire et notre mode de vie » continue-t-elle encore avant de conclure : « À tous les peuples autochtones des États-Unis, il est temps de marcher pour notre liberté ! Au gouvernement américain, il est temps de libérer Leonard Peltier ! » Cette histoire des peuples autochtones des États-Unis est une histoire de survie et de résilience, une histoire de lutte contre l’assimilation forcée continue et l’effacement. C’est tout cela que le duo engagé Brognon Rollin chuchote dans ses œuvres nouvelles, un chuchotement qui devient un cri, la parole et l’urgence des peuples autochtones des États-Unis.
______________________________________________________________________________
Head image : Brognon Rollin, The Land and the Unfolded Map (Conical Projection), 2022 – Vidéo noir et blanc, muet 9 min 32 sec, en boucle – Le Delta, Namur (vue d’installation) -Photo Vincent Everarts
- Publié dans le numéro : 104
- Partage : ,
- Du même auteur : Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi , Pierrick Sorin au Musée d’arts de Nantes,
articles liés
9ᵉ Biennale d’Anglet
par Patrice Joly
Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier
par Vanessa Morisset
Secrétaire Générale chez Groupe SPVIE
par Suzanne Vallejo-Gomez