Bruno Peinado, L’écho / Ce qui sépare
Frac des Pays de la Loire, Carquefou, du 19 février au 1er juin 2014.
Hab galerie, Nantes, du 28 février au 11 mai 2014.
Sans titre (Voyage autour de ma chambre) : ainsi pourrait-on lire cette double exposition personnelle / collective qui s’ancre dans le temps post-adolescent où Bruno Peinado vécut à Nantes. L’idée s’impose moins comme matrice sentimentale que comme principe universel — la chambre où s’inventent de nouveaux univers, où tous les artistes, un jour, se posent la question de devenir artiste, de faire ce choix risqué, abstrait, souvent désapprouvé ; la chambre et sa fenêtre comme symboles de relation au monde, en résonance avec d’autres chambres des 90’s comme celle de Dominique A qui venait de composer en solitaire son premier ovni musical, La Fossette. Vingt ans plus tard, Bruno Peinado transforme une chanson de cet album en axe programmatique : l’écho, presque une base de pensée, qui fouillerait les répercussions d’une passion naissante pour l’art, l’aube d’une carrière et les ressacs de l’histoire. « C’est l’écho / L’écho qui reprend / L’écho qui défend / D’oublier ce qui se passe / Même si ça se passe au loin / Le moindre bruit nous parvient. »
À ce titre s’en superpose un autre, la chanson Ce qui sépare. Si les artistes partagent des filiations, l’art se définit aussi comme espace de la singularité, celui des figures clivantes. Bruno Peinado part de ce constat simple et lui greffe diverses données, historiques et contextuelles : le Hangar à bananes, où se tient l’une des deux expositions, lieu sis quai des Antilles où les primeurs arrivaient des anciennes colonies, dit la relation de Nantes à cet Atlantique noirci par le commerce qu’on appelait du bois d’ébène…
Plutôt que de concevoir une exposition manifeste sur le post-colonialisme et la fin des avant-gardes, l’artiste fait le pari, plus aventureux, d’aborder ces questions par le biais, la diagonale, la démarche du crabe. Ce qu’il assène depuis vingt ans, d’ailleurs : penser l’art comme « quelque chose qui contourne », cite et métisse, empile et retourne.
À l’image de son œuvre monumentale produite l’été dernier, cheval de Troie facetté et tout de blanc laqué perpétuellement irrigué d’un filet d’eau teinté d’encre noire, cette chambre d’écho est celle des géographies polychromes : au Hangar à bananes, Bruno Peinado mêle ainsi ses œuvres à celles d’une quarantaine d’artistes présents dans la collection du Frac des Pays de la Loire ou dans celles de ses amis artistes. S’il choisit de travailler l’axe, très marqué, du noir et blanc, c’est pour mieux développer un propos télescopé, une stratégie de brouillage des signes incarnée par la grande peinture murale qui électrise l’ensemble. Elle s’inspire des Dazzle Paintings, technique de camouflage pour bateaux de l’armée anglaise puis américaine, élaborées en lorgnant du côté du vorticisme qui déjouait l’œil ennemi en proscrivant toute ligne verticale. Clin d’œil au Maillé Brézé, navire de guerre posté sur l’autre rive de la Loire, ce wall painting en échappées obliques et rayures disruptives place l’exposition sous l’égide d’une pensée sabotage qui casse toute croyance en la pureté de l’art. De manière très intuitive, l’accrochage procède par glissements analogiques (David Medalla / Michel Blazy, Philippe Decrauzat / Claude Lévêque / Mick Peter), rapprochements insolents (la longue ligne de dessins collés les uns aux autres du plus petit au plus grand où Pierrette Bloch rencontre Julien Nédélec et Valie Export s’enlace à Mrzyk & Moriceau) et jeux de mots et de motifs décoratifs. Au détour de ce parcours ouvert, on croise ainsi le léger tapis de poussière d’Igor Eskinja qui reprend le plan de l’île Feydeau et y adjoint un ornement tiré d’un livre de comptes du xviiie siècle, de ceux que remplissaient scrupuleusement les esclavagistes nantais du commerce triangulaire.
À Carquefou, la couleur éclate et le principe diffère : si Bruno Peinado continue de diluer son œuvre dans un plus vaste ensemble, il orchestre au mur et au sol tout un système de rhizomes et de répétitions. On chemine ici comme dans les jardins de simples qui viennent répertorier et mettre en relation certaines plantes les unes avec les autres et invitent à la composition d’essences différentes. Cette notion — la composition, l’assemblage, l’hétéroclite — s’impose dans l’esthétique d’ensemble : Laurent Le Deunff, Jacques Jullien, Jean-Marie Appriou, Clédat & Petitpierre, la liste est longue… Loin des combats esthétiques et des pensées de chapelle, Bruno Peinado excelle dans la conception d’archipels et connecte avec légèreté des pièces de la collection qui n’avaient pas été montrées depuis vingt ans avec celles de jeunes générations (Pagès et Dewar & Gicquel, par exemple). Autant de voyages composites et de mises en récit de ce que les œuvres et les artistes provoquent : une qualité d’émotion que Bruno Peinado partage ici en famille — présentant des œuvres de ses enfants et de sa compagne artiste, Virginie Barré — avec la générosité qui le caractérise. « On ne peut voir une œuvre qu’à travers une autre », dit sobrement John Armleder, ce que confirme le papier peint imaginé par l’artiste : un remix des pages de garde bleues de Tintin avec les rayures de Buren, qui garde en creux les traces des tableaux de Moulinsart. Si le geste est fort, il est pourtant exécuté avec une grande douceur, et l’autorité impérieuse de l’artiste-commissaire s’efface pour faire dialoguer non pas des personnes qui se ressemblent mais des singularités et leurs « choses qui séparent », dans l’abolition joyeuse des hiérarchies, avec une intelligence de regard exceptionnelle. En définitive, la première vertu de cette double exposition est bien de révéler l’acuité d’un regard : Bruno Peinado, dont la pratique est moins d’inventer de nouvelles formes que de remettre en cause celles déjà constituées, sait indubitablement voir et penser l’art des autres.
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- Du même auteur : Camille Girard & Paul Brunet, Daniel Dewar & Grégory Gicquel, Circonférences, Ovni sculptural pour ville générique, Cécile Bart et Etienne Bossut au musée de Nantes,
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