r e v i e w s

Bruno Pélassy

par Raphael Brunel

Crédac, Ivry-sur-Seine, du 16 janvier au 22 mars 2015

Une fois n’est pas coutume, le Crédac n’accueille pas l’exposition d’un artiste en activité. Avons-nous pour autant affaire à un hommage ou à une rétrospective posthume ? Rien ne semble moins sûr tant le parti pris affiché s’inscrit dans une toute autre dynamique : faire exister une pratique artistique singulière connue principalement d’un petit cercle d’initiés en la faisant découvrir  à un public plus large ; la réintroduire, par le biais d’une démarche collaborative et de la conscience d’une nécessité partagée, dans un circuit de visibilité[1] ; en révéler toute l’actualité : présenter, pour reprendre les termes de Claire Le Restif, « l’œuvre vivante d’un artiste disparu ».

Cette œuvre, c’est celle de Bruno Pélassy. Elle est étroitement liée à la trajectoire personnelle de son auteur, aux contexte et conditions de son apparition : les années quatre-vingt-dix à Nice, théâtre d’un véritable bouillonnement artistique – les galeries Air de Paris et Art : Concept y ouvrent leurs portes avant de s’installer à Paris – où Bruno Pélassy se lie d’amitié avec les artistes Natacha Lesueur, Jean-Luc Blanc, Brice Dellsperger, Jean-Luc Verna ou Marie-Eve Mestre. Des années marquées également par le traumatisme du VIH qu’il contracte en 1987 et des suites duquel il décède en 2002.

Bruno Pélassy, Sans titre (Viva la muerte), 1995. Perles de verre, fil nylon, bois ; Sans titre, 2000-2001. Soie, silicone, dentelle, perles, métal, verre, miroir, pompe à eau, système électrique, spot.Vue de l’exposition Bruno Pélassy, Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac, 2015. Courtesy Air de Paris, Paris. Photos : André Morin / le Crédac

Bruno Pélassy, Sans titre (Viva la muerte), 1995.
Perles de verre, fil nylon, bois ; Sans titre, 2000-2001.
Soie, silicone, dentelle, perles, métal,
verre, miroir, pompe à eau, système électrique, spot.Vue de l’exposition Bruno Pélassy,
Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac, 2015. Courtesy Air de Paris, Paris. Photos : André Morin / le Crédac

Son travail laisse transparaître cette « expérience » intime de la maladie et met en forme, avec un goût pour la métaphore, l’assemblage et la mise en scène, l’expression sensible d’une ambivalence entre une affirmation et un désir de vie et la conscience d’une mort prématurée. Comme une sorte de memento mori qui lui rappellerait aussi qu’il reste encore en vie. Montage d’extraits de films et d’émissions de télévision enregistrés sur une cassette VHS, la vidéo Sans titre, sang titre, cent titres (1995) illustre cela très clairement, chaque lecture contribuant à l’inexorable dégradation du support et des images. Au Crédac, deux inscriptions réalisées avec des perles se font écho et se complètent d’un bout à l’autre de l’espace : Viva la Muerte (1995) et Gracias a la Vida (1996) peut-on y lire. C’est dans ce va-et-vient, dans cette simultanéité que l’œuvre trouve toute sa force en générant une inventivité poétique, un vocabulaire plastique singulier qui, à n’en pas douter, persiste et résonne bien au-delà de la seule lecture biographique, jusque dans les pratiques actuelles de jeunes artistes.

Bruno Pélassy n’est pas issu d’une école d’art. Il a d’abord fait ses armes dans le textile et la joaillerie, travaillant notamment pour Swarovski. L’intérêt qu’il porte aux tissus, perles de verre, pierres semi-précieuses, aux matières en général, aux sensations et à la sensualité qu’elles permettent d’éveiller, mais aussi aux objets trouvés, rebuts fétichisés, reliques intimes, participe à établir les contours d’un univers baroque, luxuriant et ornemental, sombre aussi. L’exposition est jalonnée d’assemblages composites aux airs de cabinet de curiosité ou d’autel syncrétique, où l’humour se mêle au tragique, mais aussi de formes gracieuses et fragiles, à l’image des Créatures (2000-2001) ondulant lentement, dans les aquariums leur servant de microcosme, leur voile de soie porté par une protubérance bicéphale parée de perles. À quelques salles de là, les Bestioles (2001-2002) grincent et ricanent dans une chorégraphie saccadée ; sous leurs plumage et pelage colorés se cachent les mécanismes de jouets bon marché à partir desquels elles ont été réalisées. Là encore, l’œuvre repose sur une équivalence entre préciosité des étoffes et précarité des formes en une hybridation bricolée.

Vue de l’exposition Bruno Pélassy, Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac, 2015. Courtesy Air de Paris, Paris. Photos : André Morin / le Crédac

Vue de l’exposition Bruno Pélassy,
Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac, 2015. Courtesy Air de Paris, Paris. Photos : André Morin / le Crédac

S’il est parfois difficile pour le spectateur de ne pas surinvestir de sens les œuvres de Pélassy en regard de son histoire personnelle, l’exposition, bien que chargée émotionnellement, permet de prendre toute la mesure des dimensions esthétiques d’un travail envisagé comme une « éthique du sentiment », préférant au pathos ou à la posture militante, la fantasmagorie d’un rapport intense à soi et au monde.



[1] Le travail de Bruno Pélassy est également présenté à Passerelle-Centre d’art contemporain à Brest du 7 février au 2 mai 2015, et le sera ensuite au Centre régional d’art contemporain de Sète à l’automne 2015 et au musée d’Art moderne et contemporain de Genève en février 2016.


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