r e v i e w s

Camille Girard & Paul Brunet

par Eva Prouteau

Je suis devenu une chaise, une amie, un pied, le nez, le pot et le chien

Frac des Pays de la Loire, 17.11.2018—27.01.2019

« Je suis devenu une chaise, une amie, un pied, le nez, le pot et le chien » : de cet étrange titre, Camille Girard et Paul Brunet racontent qu’il leur fut inspiré par les imagiers destinés aux enfants, ouvrages qui leur permettent de prendre conscience du monde qui les entoure en le nommant. La notion de métamorphose mérite également qu’on la prenne en compte : dans la série des grandes peintures que nous présentent les deux artistes au Frac des Pays de la Loire, les paréidolies1 domestiques ou paysagères affluent, des indices qui révèlent un vaste corps disséminé au fil des compositions et qui renseignent d’emblée sur la nature ambiguë des images.

Orchestrées en une séquence ouverte, ces œuvres résultent en effet d’un régime duel : une perception et une observation réceptive, à part égale avec la projection d’un imaginaire qui se plaît aux analogies. Les sources photographiques utilisées par Camille Girard et Paul Brunet sont très diverses : des clichés saisis dans leur quotidien, une capture d’image vidéo, une affiche de concert, des émoticones… Cette iconographie éclectique témoigne de quelques itérations : le motif animalier revient, pour dire le calme et l’altérité ; les sculptures font plusieurs fois leur apparition (les leurs, celle de l’artiste Betty Woodman ou celle d’un autre duo, Dewar&Gicquel) ; le regard est souvent mis en scène, par l’entremise du clin d’œil, celui qui suffit à  faire disparaître une réalité pour en faire apparaître une autre. Ce qui était sol de chemin est devenu nez, ce qui était bouteille de vin est devenu vase orné d’une paire d’yeux, ce qui était signe de ponctuation est devenu visage. Autre leitmotiv important dans cet accrochage épuré et précis : des aplats s’invitent au fil des compositions, ils laissent respirer les images ; aplat noir, blanc, ou traversé de légères pulsations colorées, série de pauses visuelles ménagées dans ce grand plan-séquence, savant mélange de chaud et de froid.

Des modalités de vie simples, des matériaux parfois vernaculaires, parfois ultra-contemporains, des coins paisibles à habiter : l’adresse première de ce travail semble presque familiale, journal intime peuplé d’instantanés glanés au quotidien qui disent l’importance des dérives itinérantes, des liens communautaires, des affinités électives, amicales et artistiques. Dans ce cadre, Camille Girard et Paul Brunet excellent à représenter l’espace concret des corps se fondant avec le paysage et fusionnant avec la sculpture. Dans l’exposition, un portrait raconte presque littéralement ces enjeux : on y voit l’artiste Betty Woodman, céramiste pionnière dans le mouvement Pattern and Decoration (P&D) au cœur des années 1970, enlacer, souriante, une jarre de ses deux bras, et tout, dans cette composition à l’encre, raconte la circulation contexte / corps / objet, un continuum émotionnel qui se traduit dans le traitement des surfaces encrées.

Sur les cinq pans de murs de la salle du Frac, les deux artistes tuilent alors leurs images pour se faire un « chez soi », dans et par l’art, attentifs aux propensions d’autres artistes à habiter un espace proche. Mais ils vont aussi voir ailleurs, captant par exemple certains signaux émis par le règne animal : la façon dont les animaux créent un territoire, partagent l’espace matériel, leurs « manières d’être très concrètement et très sensoriellement dans le monde.2 »Là encore, il est question de déploiement et d’extension sensible du corps, une idée qui traverse toute l’exposition et qui rompt « avec le régime de “chez soi” propriété de l’avoir (chez moi c’est à moi), pour un régime de « chez soi » propriété de l’être (chez moi, c’est moi).3 »

À travers ces références profuses qui génèrent autant de récits artistiques et biographiques, Camille Girard et Paul Brunet offrent une odyssée rythmée quoique tranquille, loin des grandes causes à défendre : comme dans la chambre de Xavier de Maistre4 ou dans les pas de Robert Walser5, le temps y devient accessible, un temps originel, traversé de pensée magique. Dans cette matière existentielle paisible, les deux artistes constituent la qualité de leur dessin : la grâce d’un lavis qui monte en intensité dans la chair du papier saturée d’eau, la traduction à l’encre d’une image vidéo de basse définition, le rendu d’un papier brillant, aux multiples plis et reflets, ou encore la surface vernissée d’une céramique. Dans ce foisonnement de registres de représentation (la tâche, la forme en creux, la figuration sommaire ou au contraire hyper léchée) s’amorce un autre scénario, techniquement exigeant et expérimental. Ces manières d’être du dessin ou de la peinture sont prises très au sérieux : l’exposition pourrait aussi se lire comme un laboratoire où les artistes éprouveraient différents modes d’existence de la matière traitée par le prisme graphique et pictural. Saluons, pour conclure, l’accrochage nu qui laisse pleinement s’oxygéner ces grands formats sur papier Arche : à nouveau, pas de carcan ni d’étanchéité, plutôt une logique des ajours, du passage et de l’échappée.

1 La paréidolie désigne cette disposition à discerner une forme familière dans un paysage, un nuage, de la fumée ou encore une tache d’encre, mais aussi une voix humaine dans un bruit, ou des paroles (généralement dans sa langue) dans une chanson dont on ne comprend pas les paroles. Elle naît de la tendance qu’a le cerveau humain à créer du sens par l’assimilation de formes aléatoires à des formes référencées.

2 Vinciane Despret, « Nouvelles perspectives pour les animaux », conférence donnée le 11 mars 2017 dans le cadre de Circonférences, biennale de conférences – 2ème édition.

3 Ibid.

4 Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, 1794.

5 Robert Walser, La Promenade, 1917.

Image en une : Vue de l’exposition. Photo : Fanny Trichet.


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