Carol Bove, Vase/Face
17.10 au 17.12.22
David Zwirner Paris
Carol Bove, artiste américaine née en 1971, transforme l’espace central (salle 1) de la galerie David Zwirner en une agora de sculptures abstraites disposées au sol dans l’espace, dont les dimensions donnent l’impression d’interrompre un conciliabule de géants, tout droit sortis de la forge de Vulcain. À l’inverse, la salle 2 de l’exposition est plus intimiste, relevant plus du salon que du forum, et présente des collages sculptures suspendues au mur. Dans deux ambiances très différentes, l’artiste parvient à proposer l’expérience directe, presque crue, de la matière, détachée de toute référence narrative. Les pièces sont ainsi émancipées, existant pour elles-mêmes et non au service d’un quelconque discours, sans pour autant être muettes. En effet, en stimulant plus l’observation que l’interprétation, elles viennent titiller les pupilles par leurs caractéristiques et leurs formes plastiques. La matérialité des sculptures joue un rôle principal dans la lecture de l’exposition et se construit par des systèmes d’opposition : les pliures imposées à l’acier bravent sa robustesse, opposant ainsi le doux et le dur. Dans la conception même des pièces, cette antinomie est présente car les tubes rectangulaires d’acier sont préfigurés à l’atelier par des boudins en tissu. Le jeu des courbes et des arêtes dans chaque sculpture monumentale, oppose quant à lui la rondeur au brusque, en créant tout de même une certaine harmonie dans la ligne continue qui les assemble. Les œuvres Deluge of Literality et Discarded Antonym, par leur couleur terracotta deviennent oxymoriques car l’acier industriel, malgré la perfection de sa facture, semble prendre pourtant l’apparence organique et souple de l’argile crue.
Aux effets et sensations propres à la matière, s’ajoutent un traitement méticuleux de leurs surfaces par des applications des couleurs précises. Déclinée sur plusieurs supports, des murs de la pièce, aux œuvres elles-mêmes, la couleur bouleverse apparences et perceptions. L’espace central est un nuage feutré de gris, les murs étant peints de la même couleur que le sol, et que l’acier des pièces. L’artiste a souhaité cette continuité, comme si la verrière trouvait une extension dans les œuvres. L’œil s’accroche alors aux aspérités et aux reliefs pour naviguer et trouver son chemin dans ce grey cube. Dans le second espace, les murs sont recouverts d’un tissu terracotta qui offre soit un fondu soit un contraste avec les sculptures murales. Par une palette vive, à mi-chemin entre Bonnard, Gauguin et le Pop-art, les œuvres se détachent du mur, comme une ponctuation imaginaire qui s’échapperait d’une planche de bande dessinée. Enfin, les couleurs sont travaillées également sur la surface des œuvres entre réverbérations et nuances. Sur l’œuvre Particoloured Heiddeggerianism, le jaune pur tire sur du jaune-vert, et l’orange devient du rose. Pas ces variations chromatiques subtiles, l’artiste confère aux œuvres une qualité poétique, ancrée dans une beauté naturelle, car si notre société de consommation aime les couleurs tranchées, le monde naturel offre lui des nuances infinies.
Les œuvres présentent également un vaste éventail de textures par des association audacieuses : l’acier gris sablé côtoie la brillance opaque des disques de verre, quand le mat jaune fraye le verni orange des cylindres. Tour à tour, la main est attirée par l’aspect velouté, satiné des œuvres, et peut s’imaginer mentalement le contact entre la matière et la peau.
Cet arsenal plastique est déployé non pas pour produire du sens mais au contraire pour faire émerger l’illusion des sens. Regard et esprit se perdent en effet entre les différents contrastes que l’artiste a décliné en couleurs, textures, matières, et qui sont renforcés par des choix scénographiques étudiés. Les jeux de lumière, associés à la disposition minutieuse des sculptures, provoquent des effets d’ombres qui démultiplient le périmètre des sculptures, à tel point que ces ombres portées semblent faire partie intégrante de chaque œuvre. La déambulation autour des œuvres permet aussi de surprendre des reflets, notamment des tubes gris dans les disques en verre, qui prolongent également l’existence de ces tubes repoussant les pourtours strictement physiques.
L’espace est ainsi pensé comme une composition à grande échelle, qui arrange ses composantes naturelles, et ses paramètres scénographiques autour des œuvres, et offre alors la possibilité d’une projection narrative. Au centre de l’espace trône un vase de Rubin, dont les contours évoquent deux visages de profil. Cette double lecture donne à l’exposition son titre Vase/Face, devenant une sorte de statement sur l’omniprésence de l’illusion tout au long de l’exposition. Ce vase pourrait être l’élément central de décor d’une scène de théâtre, autour duquel interagiraient les personnages. L’allure dramatique de l’espace monochrome est en plus augmentée par la construction d’une estrade inversée, sur laquelle sont disposées deux sculptures, décuplant ainsi les échelles de vision. Les deux salles de l’exposition se rejoignent ainsi métaphoriquement par l’unité de lieu qu’elles suggèrent : un théâtre composé de sa scène et de ses loges.
Head Image : Installation view, Carol Bove: Vase Face, David Zwirner, Paris, October 17—December 17, 2022
Courtesy the artist and David Zwirner
- Publié dans le numéro : 102
- Partage : ,
- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
articles liés
Lydie Jean-Dit-Pannel
par Pauline Lisowski
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly
GESTE Paris
par Gabriela Anco