r e v i e w s

Charbel-joseph H. Boutros, The Sun is my only ally

par Andréanne Béguin

24.09 au 23.12.22
Commissaire d’exposition : Sophie Kaplan
La Criée centre d’art contemporain, Rennes

Troisième volet d’une itinérance chahutée entre Beyrouth (2019), Gand (2020) et Rennes, The sun is my only ally est une incursion sensible et subtile dans le monde de Charbel-joseph H. Boutros, où – sans grandiloquence – l’art et la vie sont assurément inséparables.

Des fragments intimes de sa vie côtoient les attentions délicates destinées aux personnels du Centre d’art. Objets et résidus du quotidien, comme des chemises portées ou de la cire de bougie votive récupérée, ont le même statut d’œuvre que la force des rêves, la présence de l’obscurité, et que du marbre sculpté en cubes que la commissaire porte en collier et dont chaque perle cubique correspond à un jour d’ouverture de l’exposition. La profonde cohérence qui se dégage de cet ensemble éclectique se tient par la modestie et la récurrence des formes, la légèreté des gestes, l’unicité chromatique, le retrait plutôt que l’ajout. Chaque élément né du besoin de sculpter l’invisibilité, trouvant sa juste place car il est l’expression d’une nécessité, celle de raconter et de partager la charge émotionnelle, sentimentale que l’artiste lui a confié. L’objet final, placé dans l’exposition, ne se regarde pas uniquement pour lui-même dans ses contours formels mais bien parce qu’il est le réceptacle d’un récit, d’un ailleurs, d’un évènement. Charbel-joseph H. Boutros s’attache à doter ces œuvres de ce qu’il appelle la « charged abstraction ». Dans un matériau simple – une vidéo, un son, du marbre – s’incarne alors une expérience unique de vie, qui transperce consciences et sensibilités malgré son immatérialité. L’œuvre Untouched Marble rassemble un cube de marbre vierge, et un autre que l’artiste a transporté partout avec lui pendant un mois. Ce cube devient alors le témoin chargé de sa routine quotidienne, ses déplacements, ses gestes, ses rencontres, ses états d’âmes. Étonnement, dans la réception de l’œuvre, cet effort de projection de l’intangible dans le matériel est spontané, presque naturel, car l’artiste utilise toute la magie de la confiance et de l’empathie humaine, cette connexion invisible qui nous permet de comprendre, parfois de s’identifier, aux élans et vécus d’autrui. 

Charbel-joseph H. Boutros, vue de l’exposition The Sun is my only ally à La Criée centre d’art contemporain, Rennes

Dans cet entrelacement entre l’art et la vie, l’artiste convoque par des références matérielles familières des réflexions métaphysiques, des états affectifs universels, tel que l’amour ou l’amitié. Il négocie avec poésie des allers-retours entre ce qui relève de l’intime et de l’anecdotique et ce qui se dissout dans général et le transcendantal, de sorte que plusieurs niveaux de narration coexistent. Dans Life Variation #3, The Marble, The Ring and The Continents, une histoire d’amour passée se prolonge dans cinq stèles, extraites d’un lieu symbolique. Dans chaque stèle est incrustée une partie de l’alliance en or, comme un puzzle amoureux dispersé. Avec cet alignement de menhirs, l’artiste partage l’autel de cette histoire personnelle, où s’opère la symbiose entre géographie spatiale et mentale : à la surface des pierres les nervures forment des paysages, des irrigations ; là où le contour des stèles pourrait être celui des souvenirs amoureux vécus sur chaque continent. 

À l’amour répond l’amitié, que l’artiste encapsule dans une paire de chaussures Stan Smith, qu’il a partagé avec son meilleur ami. Celui-ci a porté pendant six mois le côté droit dans sa vie quotidienne à Beyrouth, quand le côté gauche a été porté par l’artiste lors de ses pérégrinations en Europe. À la manière des gris-gris que les enfants se partagent, cette paire de chaussures, qui n’ont pas foulé le même sol, matérialise la notion de séparation et des liens invisibles entretenus malgré l’éloignement. 

Par les récits qui se déploient à partir des témoins visibles en présence, l’artiste reproduit à l’infini le principe de la synecdoque, tel que le tout est représenté par une de ses parties. Mi-portique, mi-talisman, chaque œuvre distille une épaisseur de destins, expire autant de suppléments d’âme, et porte également en elle d’autres espace-temps. Révélation de l’invisible, et elles rapprochent et connectent des espaces lointains, entre lesquels les aléas personnels de la vie de l’artiste ont dessiné une cartographie éclatée. Three Songs, Three Exhibitions, œuvre produite spécifiquement pour l’exposition fait coexister non seulement des espaces différents – Beyrouth, Gand et Rennes – mais bien aussi des temporalités particulières, qu’ont été les trois expositions de cet ensemble. Chaque exposition et ses composantes propres se retrouvent capturées en un portrait singulier, métamorphosé en un Bouzouk unique et en une mélodie. Pour parachever ce prolongement, les mélodies sont jouées dans l’espace d’exposition à l’heure du coucher du soleil de chaque ville. La Criée est alors traversée par des temporalités passées, habitée par la charge mémorielle des précédentes expositions. 

Charbel-joseph H. Boutros, vue de l’exposition The Sun is my only ally à La Criée centre d’art contemporain, Rennes

Loin de se tourner uniquement vers le passé, l’artiste donne à l’ici et au maintenant une place toute particulière. L’exposition fait aussi exposition de ce qu’il s’y passe dans l’instant, dévoilant une sociographie du lieu : la visite du visiteur, le travail du personnel, les rouages du centre d’art. Pour reprendre le concept de formes de vie de Franck Leboivici, Charbel-joseph H. Boutros intègre à son exposition, ce qui en constitue l’écologie et l’environnement, de sa fabrication à sa réception. Le Catwalk, élément architectural qui structure l’exposition et orchestre la circulation dans l’espace, est réservé au personnel du Centre d’art. Directrice, médiateur·rice·s, administrateur, technicien traversent l’espace d’exposition en empruntant ce catwalk uniquement. Cette surélévation n’est pas une domination mais une révélation des flux, normalement invisibilisés et pourtant indispensables à la réalisation de l’exposition, à son entretien. Dans ce soin porté aux individualités qui composent l’institution d’art, l’artiste a dédié une pièce au repos de la commissaire et du technicien. Un lit leur est mis à disposition pour accueillir, le temps d’une sieste leurs rêves et décharger le temps d’une pause leurs tensions. À rebours d’une théâtralisation des mouvements ou d’une performance du sommeil l’artiste vient nourrir l’exposition d’une vitalité réelle, et tout comme la vie accueille l’art dans une foisonnance de formes et de médiums, l’art et ici son lieu usuel accueillent des corps vivants, remuants, ou rêvant.

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Head Image : Charbel-joseph H. Boutros, vue de l’exposition The Sun is my only ally à La Criée centre d’art contemporain, Rennes


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