Chiara Fumai
Poem I Will Never Release
La loge, Bruxelles, 09.09-13.11.2021
Pour un visiteur curieux mais pas initié, l’exposition de Chiara Fumai s’impose comme une expérience redoutablement exigeante. Exigeante intellectuellement : chaque œuvre est une référence à des événements politiques choisis, à des personnalités disparates ou encore à des sources textuelles et littéraires pointues. Exigeante émotionnellement également car violence et terrorisme font partie intégrante des œuvres. C’est une expérience initiatique déroutante, pas forcément agréable, mais qui ne peut laisser indifférent. S’en dégage une certaine forme de courage, celui de proposer une exposition qui soit à rebours de propositions curatoriales parfois lisses et esthétiques. L’histoire personnelle de Chiara Fumai et sa disparition précoce, entrent en collusion directe avec l’atmosphère dérangeante de l’exposition. Au contraire d’une morbidité ambiante, l’exposition laisse le sentiment d’avoir été traversé par un souffle de vie brutal.
L’exposition dépasse le degré minimal de présentation du travail d’un artiste, et c’est en cela une rétrospective différente de celles que l’on a l’habitude de voir, où chaque œuvre est méticuleusement mise en scène. Dès lors, le visiteur n’est pas strictement invité à regarder. La mise en espace et la scénographie des œuvres ne laissent aucun choix : elles s’imposent aux visiteurs et les attirent à elles comme des aimants. Au rez-de-chaussée, l’intervention murale Snake, qui prend la forme d’un serpent et récite un poème gnostique en langue copte, est rendue visuellement magnétique grâce au vert et à la sinuosité des formes qui la composent.
L’espace d’exposition est transcendé par les œuvres. Nous ne découvrons pas les salles d’un centre d’art, mais évoluons bien dans un bâtiment habité d’esprits et de voix. Les œuvres de Chiara Fumai ne pouvaient trouver meilleure résonance que cet ancien immeuble maçonnique. L’ancien temple des francs-maçons est rendu à sa fonction d’origine grâce à la conversation offerte par l’installation There is Something You Should Know et l’intervention murale This Last Line Cannot Be Translated. La pièce et les œuvres conviennent à une véritable séance de spiritisme. Au dernier étage, l’installation The Book Of Evil Spirits est encore une invitation à un rituel médiumnique, qui vient titiller notre rationalité.
Plus encore, les œuvres présentées étant des reconstitutions de performances et d’activations menées par l’artiste, le visiteur fait irruption dans une mise en abyme vertigineuse : en effet, Chiara Fumai reconstituait elle-même des situations réelles historiques. Peut-être est-ce là un stratagème supplémentaire pour que le visiteur ne puisse pas s’échapper, car il est pris dans une boucle de références et des réactivations en cascade, dans la tornade Chiara qui s’autoalimente.
L’un des ressorts prégnants des œuvres est l’utilisation quasiment systématique du langage. Écrit ou oral, il habite l’espace d’exposition, peuple chaque recoin disponible des salles, et s’immisce de façon inéluctable dans l’esprit du visiteur, devenant pluriel. Il y a d’abord la voix de Chiara Fumai, infatigablement revendicatrice. Elle se retrouve d’une vidéo à un enregistrement sonore. Elle se superpose à elle-même comme dans Free Like the Speech of a Socialist, pour lire tour à tour une lettre de Rosa Luxembourg et décrire des tours de magie de Harry Houdini.
La voix de l’artiste entre parfois en conversation avec elle-même dans un élan presque schizophrénique. Dans I Did Not Say Or Mean “Warning”, par exemple, la voix devient triple : celle de l’artiste, celle d’une guide de musée et celle d’une militante radicale féministe.
Chiara Fumai subvertit le langage de façon absolue. Elle pioche dans certains discours dominants, se réapproprie les rhétoriques d’hommes politiques ou de figures d’autorité religieuse. Ces mots ou situations orales initialement prononcés ou formulés par des hommes sont digérés par Chiara Fumai et deviennent les supports de son argumentaire résolument féministe. Par exemple dans Chiara Fumai Reads Valerie Solanas, l’artiste s’inspire de la première apparition télévisée de Silvio Berlusconi, qu’elle transforme en un manifeste dirigé, cette fois, contre les hommes. Chiara Fumai ne parodie pas uniquement des discours, puisque ce sont surtout à des postures et des statuts sociaux qu’elle s’attaque. La figure du prédicateur est ainsi mise à mal dans la vidéo Per Vas Nefandum, où l’artiste joue une prédicatrice en utilisant toutes les ressources de l’obscurantisme religieux : les mots, les menaces, la gestuelle. La satire est ici parfaite et l’artiste dénonce habilement les messages nauséabonds véhiculés dans la vie réelle par ces instances religieuses.
Au-delà du sens du langage et de la portée des mots, qu’elle n’hésite donc pas à travestir, Chiara Fumai joue avec la plasticité du langage et de ses formes. À une langue officielle et communicationnelle s’ajoutent ainsi des langues magiques faites de formules, de sorts et d’une multitude de symboles. Le langage n’est plus simplement utilisé comme moyen de dialogue entre des individus mais bien une manière d’entrer en contact avec des esprits, de vivre pleinement le spiritisme. Encore une fois, l’utilisation hétéroclite des langues n’est pas vaine, mais bien employée au service de la cause féministe. La peinture murale This Last Line Cannot Be Translatedest ainsi un ensemble composite de symboles, de signes, d’instructions en vue de pratiquer un rituel de protection contre l’agression patriarcale.
En sacrifiant à l’artiste notre conscience et notre rationalité, nous devenons alors perméables au sens profond de son exposition et à ses revendications féministes.
Son engagement est radical : sans détour et sans fard. Il s’approprie la violence, l’oppression physique et mentale ainsi que le terrorisme du système patriarcal, pour le dénoncer et lui opposer des figures et des parcours de vie de femmes admirables. Force est de noter que l’artiste s’est entourée, pour créer, d’un panthéon de femmes : Annie Jones, la femme à barbe, Ulrike Meinhof, terroriste allemande, Eusapia Palladino, médium italienne, Rosa Luxemburg, philosophe et révolutionnaire, Carla Lonzi, écrivaine. Cet effort d’incarnation de l’artiste est précieux et louable, car c’est précisément à cet endroit que se rejoignent alors l’art, la magie et la vie.
Image en une : Detail (G.A.B.R.I.A.C.H., 2016) of Chiara Fumai, Poems I Will Never Release, 2007-2017, 09.09-13.11.21, La Loge Brussels. Courtesy and copyright The Church of Chiara Fumai, Rosa Santos and La Loge. Image by Lola Pertsowsky.
- Partage : ,
- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
articles liés
Lydie Jean-Dit-Pannel
par Pauline Lisowski
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly
GESTE Paris
par Gabriela Anco