r e v i e w s

Co-Workers

par Benoit Lamy de la Chapelle

Le réseau comme artiste, musée d’Art moderne de la ville de Paris, du 9 octobre 2015 au 31 janvier 2016

et

Beyond Disaster, Bétonsalon, Paris, du 8 octobre 2015 au 30 janvier 2016 

À l’annonce de l’exposition « Co-Workers, Le réseau comme artiste » au musée d’Art moderne de la ville de Paris, notre première réaction fut de la qualifier injustement de retardataire. S’il est vrai que la présentation parisienne de cette génération d’artistes[1] advient après celles d’autres institutions étrangères[2], force est de constater que celle-ci se situe la même année que de nombreuses autres, se prépare depuis 2013, dans une ville où la jeune création ne correspond pas ou peu à cette esthétique (à l’inverse de Berlin, Londres ou New York), pour une institution muséale dont la spécificité bien connue consiste à s’octroyer un certain temps avant de pouvoir valider les expérimentations artistiques les plus novatrices. Bien que l’ARC bénéficie d’un statut particuliers vis-à-vis du musée, il n’empêche que le MAMVP demeure contraint par ses statuts et sa collection, se devant toujours de maintenir une certaine cohérence au regard de son histoire. Cette exposition ne connaît en outre nul retard, tout simplement parce que les questions soulevées et développées en son sein, conservent plus que jamais leur troublante actualité.

Cette spécificité muséale expliquera peut-être pourquoi la mise en scène très attendue du collectif DIS n’a en revanche pas été à la hauteur de nos attentes. Alors qu’il souhaitait « ménager des transitions douces d’une œuvre à une autre[3] », le parcours se dessine  davantage par îlots qu’à travers une véritable scénographie liant les œuvres entre elles. La présence trop éparse des modules (portes automatiques coulissantes, espace de bureau collectif, start-up, concept-store, coffee-shop…) pensés par DIS peine à occulter l’enveloppe muséographique et maintient le visiteur dans une temporalité typiquement muséale, sans l’immerger dans l’environnement notionnel et esthétique propre aux spécificités contemporaines examinées dans les essais du catalogue. Seule la salle présentant le module The Island (KEN) (2015), évoquant un « concept store », aurait mérité de s’étendre à toute l’exposition. Certainement soumis à de nombreuses contraintes, DIS n’a donc pas réussi à imposer sa puissante esthétique comme ce fut le cas lors de l’exposition DISown – Not For Everyone (2014) à New York ou, de manière récurrente, sur sa plateforme en ligne. Le collectif y active à outrance et de manière « accélérationiste » la caricature du monde de la consommation, du marketing et de la publicité. Suivant une tradition d’artistes intégrant cette caricature dans leurs œuvres, DIS aborde ces domaines sans aucun complexe et rejette toute dimension critique de bon ton dans l’art jusqu’à maintenant[4]. Parce qu’ils évoluent dans une temporalité de toute évidence sans précédent, les membres de DIS adoptent un nouveau type de critique encore sans définition et donc déconcertant, voire choquant pour les néo-marxistes et autres tenants de l’École de Francfort aux outils conceptuels aujourd’hui inaptes à analyser notre situation socio-économique et technologique.

Vue de l’exposition Co-Workers, Le réseau comme artiste, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Photo : Pierre Antoine.

Vue de l’exposition Co-Workers, Le réseau comme artiste, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Photo : Pierre Antoine.

Vue de l’exposition Co-Workers, Le réseau comme artiste, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Photo : Pierre Antoine.

Vue de l’exposition Co-Workers, Le réseau comme artiste, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Photo : Pierre Antoine.

Lors du débat sur l’esthétique accélérationiste publié par e-flux journal[5], l’artiste John Russell faisait remarquer à Steven Shaviro que celle-ci n’est pas à rechercher ou à inventer puisqu’elle caractérise déjà l’esthétique de notre environnement[6]. DIS l’a bien compris et l’exploite par ailleurs au maximum, mais il reste cependant à trouver ce que pourrait être la configuration accélérationiste du musée, un exemple en étant peut-être l’exposition « Ryan Trecartin et Lizzie Fitch, Any Ever », qui investit ces mêmes salles en 2011.

Curieusement, certains artistes maintenant iconiques de cette génération sont absents tandis que d’autres, moins significatifs, complètent le parcours. Évitant sciemment l’étiquette « post-Internet », les commissaires ont tenu à élargir le propos au-delà d’Internet, ce qui impliquait l’abandon de certaines propositions. Sans définition établie, l’art post-Internet ne saurait cependant se limiter purement à l’internet puisqu’il se nourrit également des différentes thématiques abordées par l’exposition, comme l’internet des objets par exemple. Et Internet n’est-il pas la condition sine qua non du co-working comme de tout ce qui gravite autour ? Ainsi, « Co-Workers » s’est donné en amont la liberté de circonscrire l’art post-Internet à partir de certains critères, quand la principale caractéristique de cette mouvance est de ne pas en avoir. La nécessité de se démarquer des expositions aux thématiques proches peut se comprendre mais ne justifie pas l’impasse sur des artistes incontournables. Auteur de l’essai Too Much World: Is the Internet Dead? (2013), Hito Steyerl n’a, quant à elle, pas été écartée. Nous regretterons néanmoins que la première installation-vidéo de cette artiste en France ait lieu au milieu d’une exposition de groupe. L’acuité fulgurante de ses explorations aurait mérité une présentation personnelle appropriée.

Vue de l’exposition Co-Workers, Le réseau comme artiste, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Photo : Pierre Antoine.

Vue de l’exposition Co-Workers, Le réseau comme artiste, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Photo : Pierre Antoine.

L’intérêt de cette exposition se trouve davantage dans la conjonction de ses œuvres, un maelstrom à la fois visuel, sonore et olfactif créant ce qui semble être un nouvel état de conscience du spectateur, bien que difficilement perceptible via nos outils d’analyse traditionnels. L’hyper-communication a désormais investi les œuvres d’art qui dépassent à leur tour l’entendement humain. Leur élucidation se trouve certainement à un autre niveau de conscience restant à atteindre : comme le signale la vidéo Madonna y El Niño (2010) de Trisha Baga, « There is more in the universe than we can see. It needs to be. »

Intitulée « Co-Workers, Beyond Disaster », l’exposition de Bétonsalon se présente tel un chapitre s’ajoutant à ceux de l’exposition du musée d’Art moderne, sans pour autant adopter le même ton, ni la même esthétique, ce qui relativise l’aspect générationnel du projet global.

Vue de lʼexposition Co-Workers: Beyond Disaster, Bétonsalon –  Centre dʼart et de recherche, Paris, 2015. Photo : Aurélien Mole.

Vue de lʼexposition Co-Workers: Beyond Disaster, Bétonsalon –
Centre dʼart et de recherche, Paris, 2015. Photo : Aurélien Mole.

Vue de lʼexposition Co-Workers: Beyond Disaster, Bétonsalon –  Centre dʼart et de recherche, Paris, 2015. Photo : Aurélien Mole.

Vue de lʼexposition Co-Workers: Beyond Disaster, Bétonsalon –
Centre dʼart et de recherche, Paris, 2015. Photo : Aurélien Mole.

Vue de lʼexposition Co-Workers: Beyond Disaster, Bétonsalon –  Centre dʼart et de recherche, Paris, 2015. Melissa Dubbin & Aaron S. Davidson, Ellipse 1-4, 2015  (argile cuite). Photo : Aurélien Mole.

Vue de lʼexposition Co-Workers: Beyond Disaster, Bétonsalon –
Centre dʼart et de recherche, Paris, 2015. Melissa Dubbin & Aaron S. Davidson,
Ellipse 1-4, 2015 (argile cuite). Photo : Aurélien Mole.

 

Inspirée entre autres du texte de Haytham el-Wardany intitulé Notes on Disaster (2015)[7], elle analyse de manière expérimentale en quoi un travail collectif, entre humains mais aussi non-humains, s’avère plus salutaire, suite au désastre, que de considérer ce dernier par le prisme de ses répercussions tragiques et psychologiques. Il est question ici de prendre en compte toutes les entités vivantes mais également technologiques, géologiques, climatiques… Comment tout cela s’organise-t-il une fois le désastre accompli ? Il s’agirait d’abord de reconnaître l’autre comme équivalent tel que le performe Wu Tsang dans sa vidéo Shape of a Right Statement (2008), d’observer le potentiel de la faune et de la flore sans en faire un nouveau prolétariat comme le proposent Melissa Dubbin et Aaron S. Davidson avec leur colonie de fourmis Myrmomancy (2015), de s’adapter aux aléas de la nature sans pour autant rendre cette dernière adaptable, ou encore de développer un esprit capable de maîtriser l’incommensurable réalité ainsi que le propose Ian Cheng dans son essai Infinite Game of Thrones (2014).

Vue de lʼexposition Co-Workers: Beyond Disaster, Bétonsalon –  Centre dʼart et de recherche, Paris, 2015. Ian Cheng, Something Thinking of You, 2015, simulation live,  durée infinie. Courtesy de lʼartiste et galerie Pilar Corrias. Photo : Aurélien Mole.

Vue de lʼexposition Co-Workers: Beyond Disaster, Bétonsalon –
Centre dʼart et de recherche, Paris, 2015. Ian Cheng, Something Thinking of You, 2015, simulation live,
durée infinie. Courtesy de lʼartiste et galerie Pilar Corrias. Photo : Aurélien Mole.

Concomitamment aux œuvres exposées, un programme de conférences, discussions et workshops intitulé Dark Series tente d’utiliser les différentes crises inhérentes à notre époque comme point de départ vers un nouveau champ de possibles. Ce programme investit les problèmes écologiques et autres questions liées au développement durable, sans user pour autant des lieux communs proposés par les nombreuses expositions actuelles s’ajustant à la COP21, afin d’établir en grande pompe ce que serait un « art écologique » ou un art à l’heure de l’anthropocène, ni évaluer la situation sous un regard purement « poétique », notion tiroir vite éprouvée à force d’être exploitée. Dark Series propose d’autres voies comme la littérature de science-fiction et la narration utopique, un atelier de résilience ou une étude du format documentaire, et ne s’attache pas à de puissantes images esthétisant la catastrophe pour sensibiliser les consciences. Il est également question de « justice environnementale » lors de la première assemblée à laquelle nous reprocherons cependant l’absence de véritables juristes, car même s’il s’agit d’évoquer davantage les injustices résultant de la répartition inégale des zones polluées, il aurait aussi été judicieux d’imaginer une législation globale permettant d’outrepasser la stagnation que la COP21 aura certainement du mal à surmonter. En marge des grands discours, « Beyond Disaster » soulage de l’exacerbation médiatique et de la récupération politique jouant constamment avec nos affects et nos faiblesses face au désastre potentiel. Un désastre qui, sans climatoscepticisme aucun, pourrait tout aussi bien être considéré comme construit et dès lors, stratagème de manipulation.


[1] Cette génération correspond à celle étudiée dans « De l’art post-Internet », 02, n°70, été 2014, p.24-30.

[2] « Hybridize or Disappear », Museu do Chiado, Lisbonne, « Digital conditions », Kunstverein, Hannovre, « Surround Audience », New Museum, New York, « The Future of Memory », Kunsthalle, Vienne, 2015, « Art Post-Internet », Ullens Center for Contemporary Art, Pekin, 2014 et « Speculations on Anonymous Materials », Fridericianum, Cassel, 2013.

[3] Co-Workers, Le réseau comme artiste, catalogue d’exposition, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Editions Paris Musées, 2015, p. 25.

[4] Christopher Glazek, Shopkeepers of the World Unite sur http://artforum.com/slant/id=47107

[5] e-flux journal #46, juin 2013 sur http://www.e-flux.com/issues/46-june-2013/

[6]The immediate problem is that accelerationist aesthetics is already the aesthetics of capital—not the official version obviously (which comes wrapped up in cutesy humanism) but its dark white phosphorus fantasy as vertiginous, desubjectified force—inhuman and ‘Other’” sur http://www.e-flux.com/journal/abysmal-plan-waiting-until-we-die-and-radically-accelerated-repetitionism/

[7] Haytham el-Wardany, « Notes on Disaster », texte rédigé en arabe et originellement paru en anglais dans la revue en ligne ArteEast Quarterly, hiver 2015. Publié dans le journal de l’exposition.

Au MAMVP : Sarah Abu Abdallah & Abdullah Al-Mutairi, Aids-3D, Ed Atkins, Trisha Baga, Darja Bajagić, Douglas Coupland, DIS, David Douard, Cécile B.Evans, Valia Fetisov, GCC, Parker Ito, Christopher Kulendran Thomas, Clémence de La Tour du Pin & Dorota Gaweda & Egle Kulbokaite, Shawn Maximo, Nøne Futbol Club, Aude Pariset & Juliette Bonneviot, Pin-Up, Bunny Rogers, Rachel Rose, Bogosi Sekhukhuni & Tabita Rezaire, Ryan Trecartin, Timur Si-Qin, Jasper Spicero. Avec la participation pour l’espace Whet Bar de : AUJIK, Josh Bitelli, Brace Brace, Ian Cheng, Cuss Group, Future Brown, Max Hawkins, Saemundur Thor Helgason, Nicholas Korody, K-Rizz, Oliver Laric, Mark Leckey, Daniel Steeegmann Mangrané, Felix Melia, Simon Dybbroe Møller, Wyattt Niehaus, Yuri Pattison, Puppies Puppies, Fatima al Qadiri, Monira al Qadiri, Jon Rafman, Celebrite Seaborn, Emily Segal, Shanzhai Biennial, Fred Spencer, Hito Steyerl, Telfar,  Amalia Ulman, Juani VN, Santiago Villanueva & Mariela Scafati, Andrew Norman Wilson, Yemenwed, Zou Zaho… Commissaires : Angeline Scherf, commissaire générale ;
Toke Lykkeberg, commissaire invité ; Jessica Castex, commissaire partie française. Mise en scène : DIS.

À Bétonsalon : Antoine Catala, Ian Cheng, Melissa Dubbin & Aaron S. Davidson & Violaine Sautter, Vilém Flusser & Louis Bec, Jasmina Metwaly & Philip Rizk, David Ohle, Agnieszka Piksa & Vladimir Palibrk, Pamela Rosenkranz, Daniel Steegmann Mangrané, Wu Tsang, Nobuko Tsuchiya, Haytham el-Wardany. Commissaires : Mélanie Bouteloup et Garance Malivel.


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