Comment se raconter ? au Frac Lorraine
« Comment se raconter ? »
Frac Lorraine – 8.9.23 21.1.24
Commissariat : Fanny Gonella
« Comment (com)prendre sa place dans la société lorsque ce qui nous permet d’être ensemble a changé ? » C’est la question que pose le Frac Lorraine à Metz dans l’exposition collective intitulée « Comment se raconter ? »alors que l’expérience du Covid nous a fait perdre l’habitude des différences. Avoir traversé quelque chose de profond et ne pas savoir quoi en faire a engendré un énorme besoin de créer, de raconter des histoires. Fanny Gonella, directrice du Frac et commissaire de l’exposition, rappelle cependant que la transformation des liens sociaux a commencé bien avant l’épidémie mondiale, notamment avec la remise en question des mythes fondateurs des cultures établies conduisant, dans une ère de post-vérité, à l’atomisation des récits collectifs. L’autorité de l’enseignement et des médias, qui jusque-là étaient les espaces de diffusion de ces récits communs, s’amenuise, compensée par des mouvements émancipateurs ayant permis de libérer la parole. RAFTS de Rory Pilgrim constitue le point de départ d’une réflexion qui inclut des artistes travaillant l’expression des émotions et la narration. Elle renoue ainsi avec un geste ancestral : la mise en récit d’une expérience qui contribue depuis toujours à la compréhension du monde en mettant en perspective les petites histoires et la grande. L’espace hypothétique ouvert par la narration permet de relier l’individu au collectif.
Les six artistes et les deux collectifs invités travaillent à longue échéance au sein de groupes dont ils portent les histoires, même s’ils ne les ont pas vécues directement. Ces récits de seconde main s’opposent à la logique extra-activiste classique, celle des frères Grimm par exemple, qui ont extrait et se sont approprié les récits d’autres auteurs. Au contraire ici, les artistes nomment le groupe pour le raconter, jouant le rôle d’accompagnateurs. Ainsi, les récits présentés au fil de l’exposition proviennent des marges de l’histoire et de la société, autorisant des différences autant qu’un espace commun. Chantés, dessinés, brodés, parlés ou bien dansés, dépourvus de héros, ils illustrent l’éclat et la fragilité des liens humains tout en ayant cette capacité à négocier avec le réel pour mieux s’émanciper collectivement du passé.
L’exposition débute avec le travail de l’artiste suisse, Gaia Vincensini, qui abolit les distinctions entre art et artisanat, professionnel et amateur, renvoyant à des mondes de l’art procédant de relations entre acteurs d’un réseau. Pour l’exposition, elle invente des coussins-cœurs portant des cicatrices, personnifie des distributeurs d’argent en céramique, fabrique des clefs gigantesques qui n’ouvrent rien. Ses créations empruntent des mots et des images à la culture populaire pour mieux refléter nos besoins fondamentaux qu’il s’agisse d’affection, de repos… Elle fait de son œuvre une réflexion sur les relations entre pratiques artistiques et sociales.
Une deuxième salle croise certaines activités du Frac Lorraine, en l’occurrence, les expositions réalisées en région en faisant rentrer la réalité des structures partenaires dans les espaces du Frac, le centre social Jean Morette à Fameck en Moselle a ainsi été invité à déposer un élément qui les représente, et la constitution d’une collection publique d’art contemporain à travers l’œuvre Evil.27.Selma de l’artiste afro-américain Tony Cokes, acquise en 2018. En créant un paysage sonore qui conditionne notre perception, il rappelle qu’elle peut agir comme vecteur de l’imagination. La lecture d’un évènement est souvent déterminée par les images médiatiques qui lui sont associées.
Anna Witt développe l’essentiel de ses projets en collaboration avec des groupes. L’artiste allemande utilise la performance et la vidéo comme dans Bond (2023), film construit avec les membres duJugendforum à Gröpelingen, quartier de Brême marqué par l’industrie et la migration. Il rend compte de leurs échanges et de leurs préoccupations, composant une histoire de la migration en connectant le groupe au territoire qu’il habite.
Journaliste, militante et artiste kurde, Zehra Doğan réalise ses dessins en détention. Arrêtée une première fois en juillet 2016 pour « propagande pour une organisation terroriste», elle sera relâchée puis arrêtée plusieurs fois et incarcérée dans diverses prisons turques. Elle dessine avec tout ce qu’elle trouve son quotidien de prisonnière politique dans une série reliant humanisme et oppression.
Avec le projet Tatsuniya, l’artiste et documentariste anglaise Rahima Gambo place au centre de sa démarche l’organisation d’ateliers. « Le projet est un récit poétique alternatif sur les expériences des étudiants scolarisés dans le nord-est du Nigeria », explique-t-elle sur son site. Au début enquête journalistique sur les expériences des étudiants et des institutions marqués par le conflit de Boko Haram, il évolue vers la création d’installations, donnant naissance au Tatsuniya Artist Collective.
L’exposition s’achève avec RAFTS (2022) de Rory Pilgrim, travail collectif composé d’une vidéo et une installation dans lesquelles l’artiste questionne ce qui nous maintient dans les moments de crise. Utilisant la métaphore du radeau, le projet atteste du soutien et de la bienveillance que l’on peut s’apporter l’un l’autre malgré la distance, les différences générationnelles ou culturelles. Point de départ de cette exposition, le travail de l’artiste britannique vient, non pas la conclure, mais plutôt la prolonger en formant une boucle. C’est pour mieux la transcender et ainsi s’en émanciper que nous mettons l’expérience en récit.
1 En coopération avec Sophie Potelon.
2 Concept selon lequel l’opinion personnelle, l’idéologie, l’émotion, la croyance l’emportent sur la réalité des faits.
3 Forum des jeunes en Allemagne, actif au sein de son quartier et qui participe aux débats sur des décisions d’aménagement public et des projets locaux.
4 Elle est l’une des fondatrices de Jinha, la première agence d’information féministe en Turquie (2012-2016).
5 Pour avoir diffusé sur Internet des dessins représentant la destruction de la ville de Nusadin par l’armée turque.
6 Collectif réunissant les vingt étudiants ayant collaboré à la série Tatsuniya, fondé grâce aux ateliers de narration visuelle que Rahima Gambo a organisés avec eux., il est un espace de rassemblement où les membres peuvent lancer des projets, discuter de problèmes, trouver du soutien, des ressources et être soutenus à long terme par la série Tatsuniya.
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Head image : Anna Witt, Bond, 2023. Courtesy galerie Tanja Wagner, Berlin
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi , Pierrick Sorin au Musée d’arts de Nantes,
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