r e v i e w s

Cosmos : 2019 

par Aude Launay

Espace multimédia Gantner, Bourogne, 13.04—20.07.2019

Nous le savons, l’histoire de la conquête spatiale s’ancre assez malheureusement dans des considérations bien terre-à-terre : rivalités politiques et surtout économiques, démonstrations de pouvoir, de qui parvient à uriner le plus loin. De la riposte états-unienne de 1969 aux deux petites heures passées en orbite autour de la Terre par celui pour qui fut créé le nom de cosmonaute, au projet de make NASA great again de l’actuel président qui tweetait récemment1 — peu après le premier alunissage chinois sur la face cachée de l’astre et peu après le premier crash lunaire d’une sonde non conçue par une agence spatiale, celle de la société isarélienne SpaceIL qui fut néanmoins à l’origine du premier selfie dans l’espace—, que sous son mandat, les États-Unis allaient retourner sur la Lune puis aller sur Mars, le cosmos est désormais et plus que jamais le terrain de jeu des ambitieux auxquels avoir contribué à endommager la planète bleue ne suffit plus.

Si l’image de la bannière étoilée flottant à la surface grise inhabitée sur fond d’obscurité hostile a pénétré il y a cinquante ans plusieurs centaines de millions de foyers grâce à la télévision, l’idée du premier pas humain sur la Lune est désormais, pour les plus jeunes générations, plus un fantôme du passé qu’une perception claire d’un exploit sans précédent.

David Guez, Stèle Binaire (1/6) Neil Armstrong – Premier pas de l’homme sur la lune – jpg, 2015

Sans verser dans les théories du complot — que la télévision, là encore, a largement contribué à disséminer puisqu’en 2001 (année évidemment symbolique pour une telle remise en question), après la diffusion du « documentaire » Conspiracy Theory: Did We Land on the Moon? sur Fox TV, le nombre d’États-Uniens persuadés que le bond de géant pour l’humanité avait été orchestré en studio serait passé de 6 à 20% — il suffit de penser que l’omniprésence des images n’était pas telle qu’aujourd’hui à l’époque des débuts de la Mondovision. Comment donc en rendre compte ? Par le factuel pur, selon l’artiste David Guez, dont la Stèle Binaire (1/6) Neil Armstrong – Premier pas de l’homme sur la lune – jpg (2015)contient, gravée dans l’aluminium, et comme son titre l’indique, la traduction en code binaire de l’icône en question. S’il s’agissait avant tout d’une réflexion sur la préservation des informations numériques face à l’obsolescence programmée de leurs supports, le mémorial peut aussi s’envisager comme une façon plus « contemporaine » de lire les images…

Autre icône mais qui, celle-là, avait été largement oblitérée par ceux qui écrivent l’histoire3, Margaret Hamilton, dont la notoriété réellement publique remonte à 2016 lorsqu’elle reçut la Medal of Freedom du président Obama (avant de prêter son visage à une figurine Lego l’année suivante), joua non seulement un rôle majeur dans la mise au point de la théorie du chaos4 au MIT, mais écrivit et supervisa le développement du code du logiciel de navigation du programme Apollo. L’hommage que lui rend Guillaume Bertrand avecAucune femme n’a marché sur la Lune (2019), une machine bricolée dont le cœur est composé d’un Arduino, d’un Raspberry Pi et de pièces de machine à coudre et destinée à « imprimer », tout au long de son existence, un mixte du code source du logiciel d’Apollo et d’un texte5 sur l’utilité des logiciels libres dans l’égalité hommes-femmes, est étonnamment émouvant. Car cette machine, se tenant droite dans sa frêle ossature métallique auprès d’une pile de ramettes de papier destinée à la nourrir, forme un rappel de la célèbre photo d’Hamilton6 debout à côté de la pile de dossiers contenant le code manuscrit d’Apollo, et, tandis que la machine poinçonne le papier, on ne peut s’empêcher de voir à travers elle la jeune et première ingénieure logicielle de l’histoire — c’est elle qui est à l’origine de cette appellation — corrigeant le code, comme à son habitude, à l’aide d’un crayon de graphite et de scotch, perçant de nouveaux trous ou bien les masquant.  

Guillaume Bertrand, Aucune femme n’a marché sur la Lune, 2019

C’est par ces deux œuvres que Valérie Perrin, directrice de l’Espace multimédia Gantner, a choisi d’ouvrir « Cosmos : 2019 ». Entre vertige pascalien et tentative de collaboration avec les éléments, l’humain, coincé entre néant et infini, s’y débat comme il peut dans sa finitude et son gigantesque environnement, des Lumières fixées (2014-19) de Silvi Simon dont l’artificialité vient insoler le papier argentique en un semblant de soleil, au Sun drawing (2018)de Jingfang Hao & Lingjie Wang, magnifique dispositif constitué d’une loupe sous cloche de verre insérée dans une souche d’arbre qui fait office de socle et qui, selon les mots des artistes, « invite le soleil à dessiner » chaque jour sur une nouvelle feuille thermique. Simple et sublime, l’installation permet d’inscrire le cours du temps par la course du soleil en des tracés brûlés que l’on dirait peints avec une infinie délicatesse. Plus loin, les deux artistes présentent Dans un univers où rien n’est immobile (2018), avec laquelle ils réinventent la contemplation picturale à l’ère du tout digital. Là encore, ce qui semble être une peinture toute en finesse s’avère être tout autre chose. Le monochrome d’un noir doux et absorbant abrite en fait une forme mouvante, un point blanc qui laisse derrière lui une traînée au faux air de Voie Lactée. Une image construite et pourtant insaisissable, en perpétuelle quête de sa propre infinitude.

Jingfang Hao & Lingjie Wang, Dans un univers où rien n’est immobile, 2018

Comment montrer, comment dire cet intervalle si humain ? Les paroles collectées par Susan Hiller dans Resounding (Ultraviolet) (2014) y ouvrent une brèche teintée de déraison. Les lueurs étranges de la projection sont ainsi doublées des voix de témoins de phénomènes extraterrestres, de scientifiques, de journalistes mais aussi d’interférences sonores. Émergent et surnagent des phrases telles que : « comme une couronne scintillante dans les étoiles », « ce phénomène de lumière extrêmement vif a semblé monter vers le ciel très rapidement », « tous les chiens de notre village aboyaient furieusement », « un champ de blé aplati sur une surface de trois mètres recouverte d’une substance graisseuse », « ce que l’Agence France Presse a décrit comme un phénomène lumineux », « une boule de feu verte en désintégration », « l’objet était d’apparence circulaire et elliptique », « leurs antennes horizontales se sont alors touchées ». De la science à la fiction il n’y a qu’un petit pas pour l’homme.

La fiction inspire d’ailleurs la science, et la vie sur Mars est en passe de devenir réalité. Mais de quel droit ? Planter un drapeau sur une terre inconnue ne figure-t-il pas parmi les gestes les plus grossiers de l’histoire ? Et pourtant, il y a tout juste deux ans, le Luxembourg, actionnaire de Planetary Resources, promulgait une loi encadrant l’extraction minière extraterrestre. La course à l’espace est devenue une course à sa privatisation qu’explore RYBN dans The Space Offshore (2019), une enquête au cœur des stratégies financières et marketing de l’agence spatiale luxembourgeoise. L’homme s’est-il jamais préoccupé de l’espace pour échapper à la gravité ?

1Le 13 mai 2019 : https://twitter.com/realDonaldTrump/status/1128050996545036288

2 https://www.youtube.com/watch?v=HnF5ySCWAjU

3 Voir mon entretien avec Marie Lechner à l’occasion de l’exposition « Computer Grrls » dans le pdf du numéro 90.

4 Joshua Sokol, « The Hidden Heroines of Chaos », Quanta magazine, 20 mai 2019, https://www.quantamagazine.org/hidden-heroines-of-chaos-ellen-fetter-and-margaret-hamilton-20190520/

5 Yuwei Lin,  « A Techno-Feminist Perspective on the Free/Libre Open Source Software (FLOSS) Development », 2005, in E. M. Trauth (Ed.) Encyclopedia of Gender and Information Technology. pp. 1148-1153.

6 Voir p. 42 du pdf du numéro 90.

Image en une : Susan Hiller, Resounding (Ultraviolet), 2014.

NB : L’Espace Multimédia Gantner a célébré ses vingt ans fin 2018 en publiant Documents, 2007-2018, le tome 2 de son anthologie intitulée Collectionner l’art numérique. Fait assez rare pour être mentionné, l’ouvrage, qui présente bien sûr les acquisitions de ces dix dernières années, s’adjoint aussi des textes critiques sur la question de la collection et de la conservation de l’art numérique (par Valérie Perrin et Cécile Dazord), mais aussi un très pertinent essai de Domenico Quaranta sur l’histoire et la nature de l’art numérique, le tout en français et en anglais. Il est disponible aux presses du réel.


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