DAAR – Sandi Hilal et Alessandro Petti, Entity of Decolonization
La Loge, Bruxelles, 04.02-02.04.23
La décolonisation du patrimoine
Dans sa conférence fondatrice, À qui appartient notre patrimoine ? Défaire le « patrimoine », Repenser la post-nation (1992)le sociologue jamaïco-britannique Stuart Hall lance un appel aux communautés de la diaspora à subvertir les fondements sur lesquels le processus de construction du patrimoine s’est, jusqu’à très récemment, appuyé. De quel genre de patrimoine fasciste, colonial et moderniste s’agit-il ? Qui de droit peut s’en servir ? C’est autour de ces questions que s’organise l’exposition de DAAR (Decolonizing Architecture Art Research), accompagnée par le commissaire Matteo Lucchetti. Le duo fondé par les architectes Sandi Hilal et Alessandro Petti développe depuis des années une pratique au croisement de l’art, de la pédagogie et de l’engagement politique, proposant des projets qui participent à la décolonisation dans différents contextes.
L’exposition « Entity of Decolonization » (Entité de décolonisation) à la Loge, qui articule plusieurs de leurs projets récents, propose la possibilité d’une réappropriation critique, et subversive de l’héritage fasciste italien. Elle se penche notamment sur les travaux menés par DAAR à Borgo Rizza (dans la province de Syracuse), un village construit en 1940 par le Ente di Colonizzazione del Latifondo Siciliano (ECLS, Institut pour la Colonisation du Latifundium Sicilien) suivant le plan architectural de constructions coloniales bâties dans des anciennes colonies italiennes telles que la Somalie, l’Érythrée, la Libye et l’Éthiopie. Cette entité a été établie par le régime fasciste italien, d’après le modèle de l’Autorité pour la Colonisation de la Libye, dont les travaux sont montrés sous forme d’un diaporama, Architectural Doubles (Sosies architecturaux). Celle-ci s’est implantée dans les territoires du sud de l’Italie, considérés à l’époque comme délaissés, sous-développés – un no man’s land destiné à être réapproprié, modernisé et repeuplé. L’Ente inaugura à cette fin jusqu’à huit hameaux : d’aucuns ne verront jamais l’étape finale de la construction avec l’éruption de la Seconde Guerre mondiale, tous finiront par se faire oublier et tomber en ruines. Ces constructions, ainsi qu’un certain nombre de monuments et toute une toponymie conçus pour chanter la gloire du régime fasciste, sont encore présents aujourd’hui en Italie et font partie des symptômes d’un pays encore en plein processus de dé-fascisation. L’année 2017 voit l’inscription d’Asmara, la capitale de l’Érythrée, au patrimoine mondial de l’ONU pour son architecture fasciste et coloniale construite pendant la période de l’occupation italienne, un exemple qui soulève d’importantes questions concernant le processus de construction du patrimoine d’un pays.
La manière d’aborder la question du patrimoine et les processus de décolonisation de DAAR n’est pas statique mais plutôt discursive, didactique et contextuelle. En 2020, débute une collaboration entre le collectif et la municipalité de Borgo Rizza, avec l’ouverture d’une université d’été, une « Entité de décolonisation » au sein de l’héritage bâti fasciste. Le groupe de réflexion a pu se développer grâce à la coopération du Royal Institute of Art à Stockholm, dans le cadre du cours « Décoloniser l’architecture, études avancées », le programme de master « Urbanisme critique » de l’Université de Bâle, ainsi qu’avec la municipalité de Carlentini. Pendant cette période estivale, le groupe a mené sur place des recherches sur des « lieux que l’on active », et des événements publics sous forme de réflexions autour des notions de réparation et de soin, afin d’inventer une nouvelle utilisation des espaces par le dialogue avec les communautés locales.
L’installation dans le temple de La Loge a pour objectif de prolonger cet effort pédagogique. Ainsi, un ensemble de modules reproduits à l’échelle de la façade de Borgo Rizza deviennent une plateforme d’accueil pour le public lors d’assemblées décoloniales, un espace de débat qui permet de réévaluer l’héritage social, économique et politique du fascisme et du colonialisme, tout en invitant à réfléchir à de nouveaux usages pour ces bâtiments. Pendant les deux jours de l’inauguration (4 et 5 février), l’occasion fut donnée d’activer l’installation, en donnant la parole à des artistes, des enseignant·e·s et des théoricien·ne·s, ainsi qu’aux membres du groupe de travail qui signa le Rapport pour la décolonisation des espaces publics de Bruxelles. L’une d’entre elles, Georgine Dibua de l’association Bakushinta, proposa dans ce cadre une promenade autour de plusieurs monuments marquants de l’époque coloniale dans le quartier d’Ixelles. Ce qui émergea de cette période d’activation fut la nécessité de poursuivre l’élaboration d’un nouveau vocabulaire afin de recadrer les notions de privilège et d’hégémonie culturelle, ainsi que le besoin d’instaurer de nouvelles pratiques décoloniales et des réseaux de partage.
La méthode de travail de DAAR s’imprègne d’une longue expérience collective à travers différents contextes. L’un des premiers projets, Campus in Camps s’est déroulé en Palestine pendant plusieurs années, faisant du camp de réfugiés un lieu où l’histoire et la connaissance fusionnent, où les méthodologies participatives se déploient au profit de la « décolonisation des connaissances » via des exercices de « désapprentissage collectif » incluant des communautés locales et des participant·e·s internationales·eux. Cette méthodologie s’inspire autant de références à des penseurs d’Amérique Latine comme Ivan Illich et Paulo Freire, que de réseaux éducatifs autogérés apparus pendant la première Intifada, ou encore du philosophe palestinien Munir Fashes et de ses pratiques d’apprentissage collectif.
L’implication de longue date de DAAR en Palestine joue un rôle important dans la réévaluation du statut des camps de réfugiés et leur inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO. Avec le film sur le projet Refugee Heritage (2015-2021) (Patrimoine des réfugiés), visible à l’étage de la Loge, DAAR élabore une nouvelle vision du concept de refugiés, en amenant des notions liées à l’humanitarisme, à la victimisation et au déplacement, transformant de fait ce film en agent du changement politique. Dans l’introduction de l’ouvrage Permanent Temporariness, DAAR remarque que « Pour certain·e·s, le patrimoine fige le temps, l’espace et la culture, réduisant l’architecture en objets faits pour être contemplés et consommés. Cependant, la conservation appartient également à un espace contesté dans lequel les identités et les structures sociales sont construites et démolies. Le patrimoine devient ainsi un champ de bataille où la compréhension de la culture, de l’histoire et de l’esthétique a été, et continue d’être reformulée. » Ainsi, le patrimoine devient un dispositif à travers lequel nous pouvons faire le jour sur les enjeux de l’architecture et le processus de colonisation ; il est également le lieu où la réinvention du bâti peut amener de nouvelles approches décoloniales, tangibles et de réels changements dans la société.
Avec cette exposition de DAAR, la Loge continue d’interroger la décolonisation à travers toutes ses implications écologiques et ses enchevêtrements sociaux avec les notions d’origines, donnant lieu à une réflexion sur l’invention de formes alternatives de vivre ensemble, comme avec les programmes A common Breath et Constellation for Futures (2021), et dans le prolongement d’expositions comme « Reclaiming Places »(2021) et « In The Womb of the Glass Ship »de Mathieu Kleyebe Abonnenc, en collaboration avec Thomas Tilly (2022).
______________________________________________________________________________
1 Whose Heritage? Un-settling the “heritage », Re-imagining the Post-nation
2 “Decolonizing Architecture Advanced Study”
3 “Critical Urbanism”
4 Rapport pour la décolonisation de l’espace public à Bruxelles, consultable en ligne : https://cloud.urban.brussels/s/b624cNZqZy6XXNr
Head image : Entity of Decolonization by DAAR – Sandi Hilal and Alessandro Petti at la loge Brussel. Courtesy of the artists and la loge. Image by Lola Pertsowsky
articles liés
Lydie Jean-Dit-Pannel
par Pauline Lisowski
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly
GESTE Paris
par Gabriela Anco