Daniel Pommereulle et Mathis Altmann à Pasquart
Daniel Pommereulle : Flüchtig – Mathis Altmann : Individuality, centre d’art Pasquart, avec le soutien de la galerie Christophe Gaillard (Paris), Coproduction : La Salle de bains, Lyon
Centre d’art Pasquart, Bienne, Suisse
23.04 – 18.06.2023
« La cruauté n’est autre chose que l’énergie de l’homme que la civilisation n’a point encore corrompue : elle est donc une vertu et non pas un vice1. »
Ces mots sont ceux du Marquis de Sade, qui, en 1795, développe une nouvelle attitude anthologique à l’égard de l’homme, qui renie avec fracas l’ordre établi du monde occidental. Bien plus qu’une force purement négative et malveillante ancrée dans l’humain, le sentiment de « cruauté » est pour l’écrivain un synonyme de résistance et de liberté. Conscient de la puissance émancipatrice de cette énergie, l’artiste Daniel Pommereulle (1937-2003) a retenu la leçon paradoxale du sulfureux marquis, en faisant de la « cruauté » le vecteur central et dynamique de son art et de sa vie.
Plasticien, cinéaste, poète et performeur, Daniel Pommereulle est une figure incontournable et terriblement fascinante de la scène artistique parisienne de la seconde moitié du xxe siècle. Pourtant, Pommereulle est plus connu aujourd’hui du grand public pour sa participation comme acteur dans différents films de la Nouvelle Vague, que pour la fabuleuse production artistique dont il est l’auteur. J’en prends pour exemple sa quasi-absence sur les cimaises des collections permanentes des institutions françaises. Cette invisibilisation injustifiée de l’artiste est en partie révoquée avec la présentation d’une sublime exposition au centre d’art Pasquart de Bienne. Cette manifestation rétrospective est l’œuvre de la commissaire d’exposition Armance Léger, qui poursuit actuellement une recherche approfondie sur l’artiste, dans le cadre d’une thèse. Daniel Pommereulle : Flüchtig représente donc la première pierre d’un vaste édifice de reconnaissance et de relecture, qu’il nous faudra suivre de très près ces prochaines années. La grande force de l’exposition est de synthétiser avec brio plus de cinquante ans d’une pratique artistique foisonnante – tout en évoluant au fil des années, celle-ci a gardé une même constante autour d’une dialectique de l’évacuation, du refoulé et de la plénitude.
Le regard de Daniel Pommereulle sur les années 1960-1970 est incisif. À ce sujet, il déclare : « L’élaboration d’une œuvre d’art est, pour moi, un geste vain, dépassé, que la société moderne et que la condition humaine actuelle réfutent vigoureusement. » Avec urgence, il adopte un nouveau langage en phase avec son époque, en décidant de rompre avec la pratique picturale, à la suite de Marcel Duchamp, au profit d’un art de l’objet, et rejoint en 1964 le groupe des Objecteurs, sous le patronat de son ami, le poète et critique d’art Alain Jouffroy. Ces artistes produisent des assemblages, à partir du folklore urbain contemporain, qui suscitent et activent la pensée du regardeur. Ainsi, Pommereulle crée des artefacts hybrides, entre l’objet de consommation et l’instrument de torture sadien. Les« Objets de prémonition » (1974-1975) sont une série de pots de peinture vidés de leur contenu et hérissés de clous, de lames, de rasoirs et de scalpels. Ces œuvres, inquiétantes et menaçantes, rejoignent à merveille la théorie du théâtre de la cruautéintroduite par Antonin Artaud, et dont se réclame l’artiste. Ces objets cathartiques exercent encore sur nous un double élan d’attraction et de répulsion.
Tout au long de son parcours, Daniel Pommereulle a cherché par son art à multiplier ses facultés de conscience et de perception, afin de capter le flux invisible de l’énergie mentale. Au cours d’un séjour à Venise en 1962, Pommereulle découvre les effets des psychotropes. Sous l’empire de la drogue, l’artiste trace sur des papiers des formes onduleuses qui suivent les états vibratoires de sa pensée et la logique de sa sensation. L’installation « L’en-dedans pris » (1965) découle de la même logique, puisque les arrangements de la fibre blanche contenue dans un bac bleu ciel, plongé dans l’obscurité et éclairé par une lampe de chevet, évoquent les circonvolutions du cerveau durant ses trips sous héroïne. La vision devient un élément récurrent et obsédant de toute l’œuvre de Pommereulle. « La Lupa » (1975) est une longue-vue avec, à l’intérieur, un couteau dirigé intentionnellement vers le centre de l’œil. Selon l’artiste, il faudrait donc fendre l’organe de la vue, pour atteindre une nouvelle réalité détachée des normes sociales, en puisant dans les forces de l’inconscient et des images mentales refoulés.
Le film « Vite » (1969), tourné dans le désert marocain aux côtés du collectif Zanzibar, est peut-être l’œuvre la plus symptomatique de cette double posture de « cruauté » et d’intériorité de Pommereulle. Ce court-métrage entremêle de manière rythmée des scènes de transes et des images d’astres et de cosmos, qui défilent sur fond de musique tribale. L’artiste apparaît ainsi face au ciel, déclamant, dans un puissant cri, son désenchantement du monde occidental. Le film se poursuit avec des plans plus méditatifs de la planète Saturne. Cette œuvre apparaît comme une interrogation tournée vers le ciel.
Toutefois, cette recherche de mode d’existence alternative des années 1960-1970 pourrait malheureusement apparaître aujourd’hui comme vaine. Le terme individualiste, autrefois associé aux idéaux des anarchistes libertaires, est devenu le symptôme d’un capitaliste déshumanisé. Le choix de Paul Bernard, directeur du centre d’art, d’associer l’œuvre datée de Pommereulle aux installations transmédias de l’artiste berlinois Mathis Altmann est particulièrement le bienvenu. Ce dernier aborde les phénomènes de neutralisation du potentiel subversif des contre-cultures par le libéralisme. Pour la sculpture « Individuality », en mixant le symbole du A cerclé avec une esthétique kitsch, l’artiste prend acte d’une volonté affirmée d’indépendance, tout en étant pourtant conscient du caractère dérisoire de son geste. En suspendant au centre de la salle Poma, tel un crucifix, une croix de pharmacie cinétique, diffusant des images sur le thème de la dévotion au travail, il évoque ironiquement les syndromes d’hyperactivité du monde professionnel et du mythe du bien-être, y compris même au sein du monde de l’art.
1 Le Marquis de Sade, Philosophie dans le boudoir, tome I, troisième dialogue, 1795, Paris : Édition 10/18, 2001, p. 102.
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Head image : Daniel Pommereulle, Flüchtig – exhibition view Kunsthaus Centre d’art Pasquart 2023
Courtesy Galerie Christophe Gaillard, Paris
Photo: Lia Wagner
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Se perdre sans peur dans l’œuvre de Carla Adra., Jeremy Deller à Rennes, Basim Magdy au FRAC Bretagne, Emma Seferian au CAC Passerelle, Judith Kakon à La Criée, Rennes,
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