Décrire, léger
À proximité de la violence du monde, décrire fait parfois l’effet d’un allègement surprenant.
Allégorie rapide : imaginons la Description gravir la pente d’un volcan et s’amuser à recueillir des pierres ponces, ces morceaux de lave durcie remplis de bulles d’air datant de l’éruption qui les projeta. Imaginons alors son bonheur physique au moment d’éprouver la légèreté de ce caillou original. Elle-même devient légère, calme, au plus près de la destruction imminente ou déjà passée. Le drame a perdu de sa gravité dans tous les sens du terme. Alors la Description se surprend à jongler avec des pierres et à les jeter dans l’eau pour les voir flotter.
Certains lecteurs d’hier ou d’aujourd’hui en ont fait une spécialité : décrire la violence avec une étonnante légèreté, en affirmant que ce qu’ils recueillent et accompagnent dans leur lecture n’est pas si grave. Étrange inconséquence ?
Ces descripteurs ne font plus vraiment œuvre dans sa définition libérale, en cours depuis le XVIIIe siècle. Premier allègement, puisque qu’il n’y a plus rien à faire peser dans la balance des réparations narcissiques et autres défiscalisations. Ce qu’ils décrivent ressemble plutôt à un jeu sans conséquence, une brève de comptoir ou un mot d’esprit enfantin. D’ailleurs, ils parlent comme dans les cours de récréation : « On dirait l’insurrection des molécules, l’intérieur d’une pierre un millième de seconde avant qu’elle ne se désagrège… ». Voici le genre d’allègement (« on dirait… ») dont la légèreté enfantine favorise d’ailleurs les digressions : « … C’est ça, la littérature ».
Faire effet : sortir
Ce jeu équivoque avec la saveur des mots violents (« insurrection ») fait du bien. Ici, la description accompagne ce qui ne fait que commencer sur la toile : une brutale vibration autour d’un Rien qui se dérobe mais continue de faire vibrer ce qui lui servait de contours. Certaines œuvres ont donc montré la voie, et il y a toute une modernité du « bord de l’explosion », que non seulement Beckett face à Bram van Velde en 1945, mais aussi Claudel devant Rembrandt, Artaud devant van Gogh, Deleuze devant Turner, ont décrit : d’un « arrangement en train de se désagréger » dans la Ronde de nuit au « vertige comprimé » d’un paysage provençal qui « sent la bombe cuite », jusqu’à la « puissance d’une ligne explosive et sans contour qui fait de la peinture elle-même une catastrophe sans égale ».
Tout cela ne correspond pas forcément à ce qu’on voit, et pour cause. Sortir (du contour des figures, du cadre de l’objet d’art marchandisé, voire de leur corps lui-même, qui les piège) était le leitmotiv de ces lecteurs du XXe siècle. Trahir la fixité de leur objet pour y voir l’instant d’un processus, et l’imminence d’une éruption, était une question de vie ou de mort : il fallait transmuer la catastrophe subie en désir de métamorphose et d’évasion. La description mimait ainsi le geste secret de l’œuvre pour l’accompagner ailleurs, vers la sortie, en déjouant l’idéale adéquation des mots adressés aux choses encadrées, quitte à la retrouver par surprise. Entre l’œuvre et sa description transparaissait donc un intervalle ; certains y retrouveront la terrible séparation entre la chose et le mot qui la symbolise de loin, entre le maître et l’élève qui l’imite, entre le parent (l’œuvre) et l’enfant (sa description) qui le prolonge. D’autres y saisiront au contraire l’occasion de s’amuser de ce qui nous laissera toujours incrédule : la vérité comme adéquation, la ressemblance comme identité, la génération comme prévision de l’engendré.
Ces lecteurs dédramatisaient donc à tour de bras. Ils s’amusaient des discontinuités, des disjonctions, des imprévus, de tous les écarts entre ce qu’ils disaient et voyaient, entre ce qui prenait forme et ce qui échappait à la reconnaissance. Et dans cet écart naissait l’hypothèse d’un tact, d’une complicité discrète et attentive à ce qui vient de l’autre, compagnon d’évasion à distance. Cette quasi-indifférence au sens de l’œuvre (hors celui de l’éruption ou de l’évasion, qui est le seul qui compte) étonne plus que jamais. Voire énerve. Dieu sait qu’il suffit de tendre l’oreille pour entendre la grande rumeur qui monte, celle qui attend justement une explication, avec ses causes adéquates, ses analogies sans reste, ses généalogies brutalement simplifiées. Nos descripteurs confirment donc le trouble de la reconnaissance propre à la modernité explosive des œuvres qu’ils décrivent, marquée par la perte d’un principe organisateur clair – dont beaucoup cherchent aujourd’hui le fantôme dans des théories tout embuées de mystère ou dans leur horoscope. Loin de toute dissimulation d’un contenu secret à expliquer dans le détail, décrire calmement les signes d’une violence ambivalente, qui crée autant qu’elle détruit, deviendrait presque un enjeu de société.
Or cette explication totale, minutieuse, entre suspicion maniaque et passion proliférante du détail, a longtemps porté un autre nom, pour d’autres effets : la pratique rhétorique de l’ekphrasis, du grec ek-phrasein, expliquer (phrasein) jusqu’au bout (ek) une œuvre réelle ou imaginaire, tel le bouclier d’Achille dans L’Illiade. La description des moindres détails devait la faire exister devant les yeux de l’auditeur, lui donner vie, et ainsi respecter sa fonction scolaire ou parlementaire : plaire, émouvoir et instruire. Entretemps, un « petit pan de mur jaune » (Proust devant Veermer) a suffi à troubler l’orgueil d’une telle entreprise rhétorique – petit détail empêchant pour longtemps, par l’énigme seule de son apparition, la saisie unifiée du grand Tout de l’œuvre. Dans nos performances contemporaines, il ne resterait ainsi du caractère performatif de l’ekphrasis antique qu’un appel léger à accompagner les effets des paroles et des gestes : sortez, surprenez-vous, et réveillez votre attention au-dehors en même temps qu’au-dedans.
Faire effet : animer
S’il s’agit d’animer l’œuvre par les mots, il nous faut croire à la fiction d’un pouvoir fantastique du langage qui inventerait magiquement ce « calorique latent » de l’œuvre, cette énergie révolutionnaire qui, selon Victor Hugo, a sans cesse menacé de se manifester en France depuis 1789. Comment animer cette puissance dans un objet inanimé ? Tout commencera par une digression, jamais en plein dans le mille, plutôt à côté de l’œuvre, qui est donc bien une cible ambivalente : ignorée, évaluée, provoquée, anticipée dans ses effets, voire métamorphosée par celui ou celle qui décrit. Bien loin de ses vertus scolaires, des écrivains ont tenté d’animer le corps de l’œuvre par cette puissance fantastique, et même érotique, de la description, par laquelle créer un souffle, déclencher un frisson, faire frémir des lèvres qui respirent. Tout contour se met à vibrer, et on ne sait plus s’il vibre dans l’œuvre ou du fait de sa description.
Où trouver de tels effets aujourd’hui ? À défaut d’animer les œuvres, certaines conférences performées parodient subtilement le discours sur l’art, en redonnant vie à des œuvres absentes ou une valeur à des objets oubliés. L’enjeu est de raviver notre attention au plus près d’une certaine violence contemporaine qui aurait plutôt tendance à l’annihiler.
Pédagogies parodiques
Alex Ceccheti invitait il y a quelques années les spectateurs de ses conférences à mimer des œuvres du Louvre en reprenant les poses des personnages représentés. Ces rencontres avaient lieu loin du Louvre, au Centre Pompidou par exemple (Le Louvre sans le Louvre, 2014). L’artiste donnant à voir par les mots des exemples absents, issus de la statuaire antique ou de la peinture classique, comme en mémoire d’une catastrophe digne de Pompéi. Épeler ou faire épeler le geste absenté, devenait une manière de le lire. Reprendre un geste signifiait moins lui ressembler qu’en tirer une expressivité rafraîchissante, dans les marges de l’explication froide. Loin de l’idéale fixité du corps idéalisé, frissonnant un peu pour l’occasion dans cette réplique (au sens sismique) causée par la description vivante, celle-ci prend le relai de l’art. Qu’en faire ? Jouer à l’autre et avec l’autre, puis retrouver ce geste, ailleurs et autrement, dans le bus par exemple, ou le coude sur un bar, quand la rencontre de l’autre produit l’événement trouble d’une reconnaissance incertaine. Faire remarquer alors, à l’anonyme, que son profil représentait sans le savoir un bas-relief mésopotamien retrouvé sous le sable brûlant du désert. Et voir ce que ça donne, expérimentalement, loin des coquilles vides qui ne savent même plus ce qu’elles miment, à force de mimer.
« Fais avec moi, et pas comme moi », dit le maître-nageur à son apprenti. Dans cet exemple de Différence et répétition, Gilles Deleuze devient pédagogue et penseur de la pédagogie – partie relativement ignorée de son œuvre, tant la relation à l’autre, et aux interventions de l’autre, effraie. Malgré l’ennui de la répétition scolaire, cette description des gestes de l’autre a ses moments d’adéquation, mais à autre chose que ce que montre le maître-nageur – sans quoi la nage, comme réinvention singulière d’un geste dans la destruction des vagues, resterait impossible. De même, parfois, le lecteur face à l’espace qui lui sert de modèle à décrire, quand il le réinvente au passage dans sa description.
Dans leurs conférences urbaines, Dector & Dupuy relèvent avec leurs spectateurs des éléments plastiques dans la rue, à la fois pauvres en dignité et riches d’une mémoire artistique paradoxale qui semble hanter ces rebuts de l’attention1. Une constellation de chewing-gums apparaît en dripping sur un trottoir. Un cerclage bleu conserve la mémoire du colis qu’il entourait, puis, une fois écrasé par des voitures, devient dans nos mains un cadre en mouvement qui « préfère » légèrement capter telle partie du paysage, sans exclure pour autant son hors-champ. Ou encore, le recouvrement (ou repeint) d’un graffiti encore lisible sous la couche de peinture appelle une analyse savante : l’un des deux conférenciers-performers interroge le choix plastique de l’employé municipal qui a « empaqueté » chaque lettre au plus près, n’empêchant pas tout-à-fait sa lecture : « Fachos hors de nos vies » (2013). La valeur pénale du recouvrement devient valeur plastique et ironique : appelant le regard au lieu de le rendre indifférent, il gagne un mystère digne des empaquetages de Christo. En l’occurrence, un paquet de lettres prêt à exploser (exprimer) à nouveau. « C’est ça, la littérature… ».
Plus question de faire le héros ou le démiurge. Discrétion, modestie… une dimension doucement moraliste apparaît avec fraîcheur dans ces micro-gestes de capture, cette pédagogie de l’infime, sans consigne ni examen final, loin de la vanité de l’œuvre qu’elle semble convoquer pour mieux s’en démarquer. Leur prochaine exposition, « Beaucoup de peu », le confirmera sans doute2.
Légers legs (Villon)
En ces temps d’attentions dissipées, sous les masques turquoise et en haut des fondations privées (si les premiers étages sont déjà réservés aux vêtements), la question « que décrire ? » laisse souvent place à la question « pour qui décrire ? ». Ce genre de description artistique nous fait l’effet des legs parodiques de François Villon, ce lacanien en situation qui varie les cas où « aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Dans son testament poétique (Le Lais François Villon, 1457), Villon décrit le miroir « beau et utile » qu’il lègue à des prisonniers, l’enseigne volée d’une taverne qu’il lègue au chef de la police parisienne, quand il ne lègue pas de quoi vivre à trois pauvres orphelins « au moins pour passer cet hiver ». De l’acidité subversive à la conscience crue du malheur, ce testament pour rien énumère des objets que personne ne pourra s’approprier. Pour rien, mais pas pour personne, telles nos descriptions qui s’approprient les œuvres qui ne leur appartiennent pas pour appeler le relai d’autres lecteurs, qui n’ont encore rien demandé.
Ce qu’il reste est donc l’adresse : l’adresse au légataire qui n’en saura rien, comme une prière (À l’artiste ? À l’employé municipal qui repeint des graffitis ? À l’œuvre elle-même, enfin reconnue ?), et surtout l’adresse comme un relai au lecteur implicite capable de s’en émouvoir, de relancer à sa manière le désir de décrire, de jouer avec les signes et les enseignes. Où retrouver in extremis l’effet érotique et fantastique du langage. Ce n’est pas l’œuvre que les mots défont en la parodiant (elle se portera toujours très bien) mais l’adresse idéale qu’elle supposait. Voilà l’enjeu de ces performances, qu’on retrouvera ailleurs, en salle de classe ou dans la rue : quand décrire, c’est inventer une adresse, et appeler l’autre à détruire avec tact un cadre pour en inventer un autre plus léger, plus partageable.
« Donner ce qu’on n’a pas » n’est pas si grave, dans ce cas, puisqu’il s’agit de faire passer une énergie inappropriable qui toujours appelle à digresser et à saboter le donné de l’intérieur. Cette énergie, on ne l’a pas, c’est elle qui nous a, et nous anime, et c’est elle qu’on transmettra sans avoir eu le temps de se l’approprier, œuvre d’art ou pas : avec une association d’idées, un déséquilibre dans une phrase ou un geste (celui du passeur de relai au moment de le passer), un contrapposto en forme de claudication bizarre ou de division intérieure, tel Bruce Nauman contrefaisant ses fameuses vidéos cinquante ans après3. À notre tour de le décrire, semble-t-il suggérer par son seul déhanchement.
Sade précurseur ?
Je m’éloigne. Quelle performance de lecture pour l’avenir ? Dans laquelle décrire signifierait à la fois détruire, réinventer, relayer ? Il n’est pas question de « contrefaire les terribles irruptions (sic) » d’un volcan, comme ce personnage de chimiste chez Sade, qui voulait jouir de détruire à plus grande échelle en déclenchant « l’effervescence [d’un] volcan factice ». On pourrait, plus calmement (du grec kaieiv : brûler, mettre le feu) trouver d’autres « performances » où la destruction est déjà une invention, et même une révolution en puissance.
La seule performance de lecture de Sade a d’ailleurs eu lieu le 4 ou 5 juillet 1789 (peut-être la première de l’âge moderne) quand, depuis la fenêtre de sa cellule, il enjoignit la population du Faubourg Saint-Antoine à s’élever contre le gouverneur de la Bastille. Ou comment décrire la Bastille (Ses issues ? Ses failles de sécurité ? La vulnérabilité de ses contours ?) et passer le relai à des lecteurs autrement calmes et légers.
Comme d’autres décrivent la colonne Vendôme, et sa chute (Courbet).
Toute lecture devrait faire l’effet d’un sabotage réussi.
- https://dector-dupuy.com/tagged/video
- Du 11 septembre au 20 novembre 2021 à la Galerrrie du Grrranit SN à Belfort, https://www.grrranit.eu/evenement/dector-et-dupuy/.
- « Bruce Nauman : Contrapposto Studies », 2021, Punta della Dogana – Collection Pinault, https://www.palazzograssi.it/fr/expositions/en-cours/bruce-nauman-contrapposto-studies/.
Image en une : Pierre ponce. DR
- Publié dans le numéro : 98
- Partage : ,
- Du même auteur : Matière en sursis, Nouvelles énumérations, Entrelacs et sabotages,
articles liés
9ᵉ Biennale d’Anglet
par Patrice Joly
Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier
par Vanessa Morisset
Secrétaire Générale chez Groupe SPVIE
par Suzanne Vallejo-Gomez