Dector & Dupuy
euple aincra, Frac Poitou-Charentes, Angoulême, 30.09 – 17.12.2016
Il pourrait s’agir d’un slogan publicitaire destiné à vanter la qualité des produits du terroir local ou d’un appel à renverser la centralisation parisienne pour mieux ériger la ville charentaise en nouvelle capitale de l’hexagone. « Tout peut venir d’Angoulême », une devise écrite à main levée et placardée par le duo formé par Michel Dector et Michel Dupuy sur les supports de communication et de médiation édités à l’occasion leur exposition au Frac Poitou-Charentes. Il faut y lire la décision enthousiaste de faire fi de leurs œuvres déjà présentes dans la collection régionale pour travailler à partir de ce que la ville offre à l’automne 2016 comme inscriptions, détails ou, pour reprendre l’expression des artistes, comme « emblèmes ». La quête s’organise au fil de plusieurs promenades dans l’agglomération et ses périphéries, décors qui ne sont pas sans rappeler ceux d’un autre binôme de cinéma, les frères Dardenne. Lisières d’usines, chantiers, bords de routes sont riches d’objets abandonnés ou d’inscriptions rapidement gravées. Car ce que Dector & Dupuy recherchent vraiment, ce sont des velléités graphiques et sculpturales esquissées dans l’espace public, des tensions qui s’expriment dans le tag d’un panneau de propriété privée ou dans l’enfoncement d’une balise de signalisation.
Une fois identifiés, ces signes sont prélevés pour être retranscrits dans l’exposition. Certains sont photographiés, comme ce panneau dont l’embrasement a formé les contours du continent africain (Africa) ou ces thuyas qui ont conservé en creux l’empreinte des panneaux autrefois placés devant eux (Thuya directionnel). Les artistes s’adonnent également à des décalques et reconstitutions qui consistent le plus souvent à relever des graffitis pour les reproduire sur toile ou directement sur les murs du Frac. Dans la première salle consacrée aux jeux de typographie, Alphabet évangélique se présente sous la forme d’une frise de caractères à la Villeglé que les deux acolytes ont observé sur le fronton d’une église. Plus loin, les artistes ont reporté au feutre une petite annonce à caractère érotique (H CH F), gribouillis rendu presque illisible par l’ajout de lignes qui confèrent aux lettres des allures d’alphabet crypté. Tandis que le duo prélève parfois directement ce qui attire son attention pour l’accrocher dans l’exposition, des panneaux de propriété privé par exemple, il lui arrive également de grossir le trait comme dans Amortisseur social où une centaine de balises réfléchissantes saturent l’espace et se plient à mesure que le visiteur se déplace.
À l’enregistrement photographique et dactylographique que Jean-Luc Moulène avait réalisé des graffitis observés dans Le Tunnel (1996-2001), Dector & Dupuy opposent souvent un recadrage qui fait flirter les contours maladroits de la revendication avec l’abstraction. L’œuvre euple aincra qui donne son titre à l’exposition est le fruit, on l’aura compris, d’une découpe qui fait perdre au message quelques lettres et, avec elles, son aplomb optimiste. Reproduite sur deux pans de grillage de couleurs différentes, l’inscription joue sur la plasticité des mots délestés de leur sens premier. De même, de Leroy Somer, un important industriel angoumoisin au cœur de conflits sociaux, il ne reste que l’épaisse ligne verte qui souligne la toiture anguleuse de l’usine et qui, reproduite sur le mur, pourrait être confondue avec un aplat hard-edge d’Ellsworth Kelly.
Il apparaît rapidement que les emblèmes de la ville ne lui sont pas nécessairement propres mais pointent plutôt les tumultes d’une époque où, à Angoulême comme ailleurs, des tentes campent en pleine ville, des graffitis charrient leur lot d’inquiétudes et de revendications. Ainsi, on devine aisément la fin d’un tag reproduit sur un mur de l’exposition et interrompu par une cimaise : le slogan « Je suis Cha… » est infirmé par l’adjonction d’un « ne pas » (Je (ne) suis (pas)). Installée en regard de la phrase, une Crête dissuasive en métal, système de protection de propriété privée aux allures de couronne princière, transforme le graffiti en un dilemme hamlétien assez universel. Un « être ou ne pas être » qui questionne l’identité de ceux qui écrivent, transforment l’espace public. Ici, l’anonymat règne et la seule voix qui se fait entendre est celle d’un robot récitant un témoignage inquiet (La goutte d’eau). L’exposition est un état des lieux qui, comme les panneaux l’imposent, ne franchit jamais les bornes du privé, de la prise de position et où l’humour bienveillant des artistes maintient la (bonne ?) distance.
Dans quelques jours, Dector & Dupuy réinvestiront les rues d’Angoulême pour une visite guidée dont ils ont le secret, entraînant probablement les visiteurs à la rencontre in situ de certaines découvertes présentées dans l’exposition. L’occasion de retendre les liens entre l’intérieur et l’extérieur de l’exposition mais également de constater que les buis visibles sur les photographies ont poussé, que certains graffitis ont été recouverts tandis que d’autres continuent de faire surface.
- Publié dans le numéro : 80
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- Du même auteur : Merlin Carpenter - "What’s so elastic about you ?", Laura Lamiel, Abraham Cruzvillegas, Playground festival, Lola Gonzalez, Veridis Quo,
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