r e v i e w s

Deimantas Narkevičius. Da Capo.

par Fabrice Lauterjung

En entrant dans l’exposition « Da Capo » de Deimantas Narkevičius, des fantômes nous accueillent. Fixés sur des photographies noires et blanches, livrés au passage du temps, visages anonymes, corps, silhouettes et quelques paysages défilent. Ce défilé est titré Disappearence of a tribe (littéralement : disparition de la tribu), et c’est un film. Un film exclusivement composé de photographies – d’une famille ayant vécu à l’époque soviétique – qu’accompagnent quelques sons d’ambiance – témoignages sonores des lieux correspondant aux prises de vues –, jusqu’à ce que, soudain baigné de silence, le film impose une destination aux visages, corps et silhouettes : un enterrement suivi d’une mise au tombeau. L’image photographique renvoyée à son ontologie même : fixer la mort au travail.
Il sera donc question de mémoire, ce que toute l’exposition déclinera, précisément, Da Capo.
Et très vite, c’est-à-dire dès Disappearence of a tribe, la plongée mnémonique que propose l’artiste prend un relief politique.

Deimantas Narkevičius - Restricted Sensation.

Deimantas Narkevičius – Restricted Sensation.

The Dud Effect, autre film, commence comme un documentaire pédagogique, avec photos d’archive et commentaire explicatif en off. Or, en demandant à Evgeny Terentiev, ancien officier lituanien, de rejouer son rôle, l’artiste impose un détour par la fiction pour mieux accentuer la réalité d’une époque. En répétant par cœur les ordres relatifs au lancement d’un missile nucléaire, le militaire démontre n’être plus qu’une marionnette aux mains d’un système bureaucratique, que renforce la mise en scène, froide, de l’artiste. Mais cette fois-ci, Terentiev pourra réaliser ce que la guerre froide lui avait épargné : exécuter les ordres jusqu’au bout, jusqu’au lancement du missile. Devant sa fenêtre, il observe le paysage disparaître et se remplir d’une blancheur létale. Dans son film S21 [1], Rithy Pahn filmait un ancien tortionnaire du camp khmère rouge répétant lui aussi, comme une marionnette, les gestes et les paroles qui furent les siens sous le régime de Pol Pot. Chez Rithy Pahn comme chez Deimantas Narkevičius, il s’agit de matérialiser les fils corrupteurs du pouvoir en montrant leurs effets. Par devoir de mémoire, bien sûr, mais surtout, pour comprendre. Et cette compréhension n’advient qu’à l’exclusive condition de se plonger dans l’histoire. Celle de Narkevičius commence en Lituanie, pendant la guerre froide.

Deimantas Narkevičius. Energy Lithuania.

Deimantas Narkevičius. Energy Lithuania.

Dans Energy Lithuania, film encore, les images d’une cité construite dans les années 1950-60, autour du site d’une centrale électrique, paraissent tout droit sorties d’un roman de Stanislas Lem [2]. L’être humain n’y est pas à sa place. Ici, les visages ne parviennent pas à se fixer ailleurs que sur une peinture de propagande soviétique.

Vestiges idéologiques, architecturaux et technologiques, récurrence de ruines… Les signes de déshérence se multiplient. Si l’exposition, autant que l’œuvre, est majoritairement constituée de films, qui plus est de nature cinématographique, ce qui s’accorde si bien au traitement de la mémoire ; de mémoire justement, Narkevičius sait les objets ne pas être dépourvus. Ainsi cette œuvre, End of Censored Cinema Again and Again – sans doute la plus docilement contemporaine de l’exposition, est-elle un dispositif performatif permettant aux spectateurs d’écouter une musique de leurs choix grâce au système de sonorisation des anciennes salles de cinéma d’URSS.

Deimantas Narkevičius. Mama Su Seselemis.

Deimantas Narkevičius. Mama Su Seselemis.

Raviver de vieilles sonorités ou de vieilles photos en noir et blanc, ou mettre en scène des personnages en d’anciens bâtiments encore hantés par les intolérances du régime politique passé (Restricted Sensation – dernier film du parcours), ou extraire de précieuses minutes à des centaines d’heures d’archives produites par la RDA, et réhabiliter les hommes et les femmes piégés dans ces images propagandistes (Into the Unknown); l’œuvre de Deimantas Narkevičius ressemble à un acte rédempteur : celui de sauver de l’oubli en libérant ce que le temps, et les pouvoirs – tous les pouvoirs, confisquent à l’histoire des Hommes.

  1. S21, la machine de mort Khmère rouge, 2003.
  2. L’artiste ayant par ailleurs réalisé, en 2007, un film titré Revisiting Solaris, adapté du roman Solaris de Stanislas Lem, et hommage à Andrei Tarkovski. La mise en scène du film a, par ailleurs, d’intéressantes similitudes avec celle de The Dud Effect.

articles liés

Lydie Jean-Dit-Pannel

par Pauline Lisowski

GESTE Paris

par Gabriela Anco