Delphine Mogarra, Javiera Tejerina-Risso et Mayura Torii au Château de Servières
Du 5 mai au 1er juillet 2023
Dans le cadre de la 15e édition du Printemps de l’Art Contemporain à Marseille
Inaugurées lors du vernissage du PAC (Printemps de l’Art Contemporain), trois expositions d’artistes basées à Marseille sont à découvrir au Château de Servières, un lieu marseillais qui se déploie sur près de 1000 m2 d’espace d’exposition et d’ateliers d’artistes de la ville.
Latente, la pièce qui constitue à elle seule l’exposition de Delphine Mogarra, se dévoile dans la salle rose du bâtiment, gardée telle quelle suite au salon du dessin Paréidolie. Dans une ambiance feutrée et intime, une boule en cire blanche se plonge à une vitesse à peine perceptible dans une vasque remplie de latex liquide blanc immaculé. Une fois la sphère remontée, la peau du latex coagule et se colore en séchant, formant une membrane dont les vestiges des activations passées sont également exposés. La pièce étant activée les mercredis après-midi, plusieurs immersions auront lieu tout au long de l’exposition. En convoquant un imaginaire organique, astral, l’œuvre s’inscrit dans la lignée du biomorphisme qui célèbre les formes du vivant et entend réinsuffler la vie dans des matériaux inertes. La mise en mouvement et le processus de transformation viennent briser les frontières entre animé et inanimé, rappelant ainsi la pensée vitaliste de Deleuze, qui voit dans la création artistique, pourtant non organique, la puissance de la vie. Les mues synthétiques présentées sur un support fixé au mur ressemblent à des reliques, un statut qui leur est peut-être conféré par l’aspect cérémoniel, presque rituel que revêt la pièce. Ces peaux aux stigmates concaves ne font pour autant pas partie de l’œuvre, mais de ses résidus. Une approche unique de la temporalité se construit à travers cette sculpture évolutive où l’importance du processus est soulignée. Latente est aussi l’attente, un rapport de patience, entre satisfaction et frustration, mais avant tout de contemplation et de méditation.
Dans la salle adjacente, l’artiste franco-chilienne Javiera Tejerina-Risso présente Lignes de désir, une installation-paysage conçue à la suite de sa résidence Tremplins au sein du Centre social Saint Gabriel. Lors de ce temps de découverte des paysages urbains et d’échanges avec les résident·es du quartier, elle a porté une attention accrue au territoire et à ses identités en mouvement constant, qui se cristallise dans un ensemble de sculptures évocatrices. Dans l’installation « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les vents », dont le titre reprend une citation d’Alain Damasio, des drapeaux faits de fines feuilles de cuivre et de laiton oxydées et froissées s’érigent tels des étendards sans blasons et sans couleurs, qui reformulent une histoire commune à toustes les habitant·es d’une terre abîmée. « L’embouchure » et « Ressac » (2023), composées de lames de cuivre corrodées par l’air marin suite à une traversée en bateau du Maroc à Marseille, ne sont pas sans rappeler les poétiques Cosmogonies d’Yves Klein, où les éléments seuls décident de l’avenir de la pièce. Pour matérialiser son intérêt pour les phénomènes de flux et du lien entre trajectoires spatiales et identitaires, toutes deux jalonnées d’obstacles, l’artiste fait parcourir ses œuvres à travers les salles d’exposition, les scinde en deux, leur donne une présence expérientielle.
L’exposition Domestique de Mayura Torii, dont le commissariat est assuré par Martine Robin, se déploie telle une monographie sur cinq salles thématiques indépendantes, mais réunies autour d’une réflexion sur la notion d’espace domestique. À partir de ce concept, l’artiste japonaise diplômée des Beaux-arts de Marseille explore le rapport au foyer, l’intimité, le soin, la condition de la femme, celle de l’artiste, et même de l’animal de compagnie. La vision portée est littéralement mise en espace dans la scénographie : presque tout est accroché à ras du sol, le mobilier de l’installation centrale – une table de repas familiale – a les pieds sciés, la photographie sur bâche d’une tomette absente semble glisser et tomber, comme autant d’indices d’une expérience rapprochée, limitée, voire étriquée de la vie quotidienne. La série « Décor » (2015-2023) détourne avec ironie les codes et le jargon associés au design d’intérieur et à la mode, à partir de l’intemporel motif du tartan. En effet, l’humour est une composante essentielle de l’œuvre de Mayura Torii. Grâce à ce biais, l’installation « Artiste au travail » (2023), composée d’un bureau recouvert de fortune cookies, évoque l’angoisse liée au destin instable des artistes. On y trouve un écho dans « Versus » (2018), une série de dessins qui reprennent ceux de son fils, questionnant ainsi le statut même de l’artiste. Le terme domestique recouvre également celui d’animal de compagnie, qui se voit dédier un « espace canin » avec des œuvres à hauteur de museau, notamment des natures mortes, véritables memento mori détournés à destination des non-humains. L’artiste livre ainsi un condensé riche et audacieux de sa perception de l’espace intérieur, tant de vie que de création, à travers des modes opératoires variés, des références théoriques tels que des hommages à Marcel Duchamp, et un jeu sur l’espace même d’exposition qui se transforme sans théâtralité en un habitat propice pour abriter toutes ces réflexions.
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Head image : Delphine Mogarra, Latente, 2022, vue d’exposition, Château de Servières, photo : Aurélien Meimaris
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Réouverture du Musée d'art contemporain de Marseille,
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