Denicolai & Provoost
Hello, are we in the show? (Comment voir la même autre chose)
S.M.A.K., Gand, Belgique, 12.02-30.05.2021
À l’heure des lois anti-gaspillage, des actions de recycling de la fast-fashion et des innombrables publications « zéro déchet », la mode du recyclage est prise en tenaille entre un mouvement de conscientisation et les griffes d’une économie circulaire paradoxale, où les mesures politiques, toujours en demi-teinte, et la toute-puissance des lobbys témoignent d’une logique qui se mord la queue. Derrière les ironies du système, la gestion de nos rebuts pose d’abord la question de ce que l’on considère comme un « objet en fin de vie », puis celle de leur véritable possibilité de mise en re-circulation. Depuis plus de deux décennies, la pratique de Simona Denicolai et Ivo Provoost fait écho aux préoccupations écologiques de toute une génération. Leur approche singulière et protocolaire du monde qui les entoure est un double acte de récupération et de transformation, qui se démarque néanmoins par l’attention que les deux portent à la nature même du « déchet ». En écartant la dimension d’inutilité de l’objet déchu, leur étude holistique du monde invite à une circularité de la matière et du regard. Ces circularités, le duo les tient en dehors d’une représentation binaire dudit rebut et d’une « économie » visant la rentabilité du recyclage. Les objets laissés-pour-compte de l’espace public et de la nature servent leur pratique comme des forces vitale et non monétisable, preuve d’un militantisme discret dont rend subtilement compte leur grande exposition au S.M.A.K.
« Hello, are we in the show? » démarre au hasard d’un rideau noir derrière lequel une fenêtre-bandeau laisse apparaître l’envers du décor. Les ombres d’un film et de silhouettes se meuvent doucement dans l’obscurité d’une vaste salle. L’exposition commence par une déconstruction – ou la mise en lumière (dans l’ombre [sic]) d’une circularité de production : à l’inverse de Truman Burbank1, héros malgré lui d’un monde factice, l’illusion est d’emblée bousculée. Le dispositif invite à une conversion du regard et à une action immédiate dans l’environnement au sein duquel agit le visiteur, tour à tour sujet d’investigation et acteur. Présent et futur s’enchevêtrent comme une inextricable combinaison, une persistance rétinienne qui ne nous quittera plus, jusqu’à la dernière étape du parcours et la découverte du dessin animé qui partage le titre de l’exposition. « Voir la même autre chose » est avant tout une affaire d’attention, celle qu’on porte aux choses et à notre environnement : une invitation à ne pas choisir entre l’intérieur et l’extérieur, l’avant et l’après mais à composer avec différentes temporalités et échelles comme un tout indissociable.
« Hello, are we in the show? » est en constante métamorphose. La performance de demain, le rendez-vous du goûter du dimanche, ou l’ensemble des autres œuvres protocolaires exposées dans la première salle, troublent l’ordre du temps. Entre l’aire de jeu et le couloir de métro, le sol vert antidérapant tire l’institution hors de son contexte muséal et en interroge la fonction de conservation figée. Lieu de passages et de rencontres en dehors de l’intime, elle devient l’espace dit « public ». Les objets des protocoles proviennent d’un monde a priori extérieur mais dont les artistes rappellent l’origine par le cadre de la présentation. L’intérêt de cette exposition aux conditions « rétrospectives » réside dans la rencontre de formes connues et pourtant inédites, qui témoignent de multiples espaces de coexistence. L’œuvre du duo est une médiatrice, qui favorise le croisement de ses propres temporalités.
Pour la troisième édition de l’ensemble dans lequel ils sont présentés, les objets farfelus et bigarrés2 de Eyeliner sont le prétexte d’une écriture teintée d’humour, qui poursuit l’histoire de la porosité des frontières entre le privé et le public, entre l’objet et sa perception. Cette « ligne des hautes-mers », comme se plaisent à l’appeler les artistes, interroge les notions d’exposition et d’objet contextualisé. Officiellement empruntés à leurs propriétaires gantois, ces artefacts d’appui de fenêtre leur seront ensuite restitués pour former le parcours urbain d’une nouvelle exposition dépassant le cadre de la présente. Denicolai & Provoost reconfigurent notre approche de l’espace public à travers ses fonctions, notamment celle d’activer la conscience collective. Chaque dimanche, l’exposition se transforme en goûter. La recette du gâteau offert à la dégustation a été élaborée d’après la demande, soumise par un groupe de personnes à la ville de Genk, de l’érection d’un monument à la mémoire du passé3. Tien Taarten – Ten Cakes (2018) sonde la fixité de l’action sculpturale et offre un moment de rencontre plutôt qu’un objet érigé, que l’on contournerait, impassible. Là encore, les objets facilement reconnaissables se rapportent à des codes populaires et rassurants. Leurs couleurs réconfortantes et leur aspect ludique n’ont pourtant rien d’innocent. Les signes détournés de leur fonction invitent à la perception d’une autre réalité, comme la sculpture d’un cornet de frites exposée plus loin, dont l’inversion des couleurs interrompt l’identification et renvoie au véritable contenu de la vidéo en noir et blanc adjacente. Dans Los pasatiempos para personas inteligentes (2009),les grands bras articulés des machines de la foire de la Gare du Midi s’abstractisent en une chorégraphie plus extractiviste que festive, qui renvoie aux expropriations du quartier.
Le lombric totémique (Earthworm since 2001) s’est lui aussi frayé une place sur les cimaises du S.M.A.K. L’invertébré ici exposé est le dessin original acquis par le collectionneur Herman Daled, récemment décédé, à qui les artistes rendent discrètement hommage. Le ver – métaphore de leur posture écologique – parcourt l’œuvre de ces artistes « régisseurs du réel » depuis leurs débuts. Il rappelle l’importance de la notion de contexte à partir de laquelle s’est construit l’ensemble de la pratique du duo. L’animal vermiforme ventile et nourrit les sols nécessaires à l’équilibre d’un écosystème ; il est cette intelligence discrète et à peine visible, à leur image.
Derrière nous, la salle des protocoles. On y (re)découvre l’installation du marché au poisson de Castellón. Les affiches des dessins d’animation tirées du film A dream called macba, moca, moma etc. (2010) sont accrochées en hauteur sur le mur, à une distance qui varie de l’une à l’autre et anime l’espace. Outre les réflexions menées sur les codes de l’image et de la communication, le récit désarticulé interroge l’agitation d’un cycle socio-économique et ses impacts environnementaux – dont les rebuts en plastique récupérés par les filets de pêche présentés au sol sont les témoins. Toujours discrètement insinué, le rapport des artistes à l’écologie témoigne de leur sensibilité à un écosystème plus large. Comme une structure d’équivalence horizontale, leur pratique m’évoque les Métamorphoses d’Emanuele Coccia. L’exposition devient comme « la naissance [qui] n’est pas simplement l’émergence du nouveau, [mais] aussi l’égarement du futur dans un passé sans limite4 ». Denicolai & Provoost relient des forces qu’ils transforment, ouvrent des passages et des modes d’action qui incitent le regardeur à une attention envers ce qui le précède, ce qu’il produit et ce qui le constitue.
La salle suivante est encore une étonnante soupape, et la réunion d’un large panel de recherches (maquettes, dessins, vidéos, performances), dont certaines inachevées. Ici rassemblées en archive de façon inédite, toutes interpellent sur les dimensions spatiale et, surtout, sociale de l’espace public. Pour le projet avorté de la place Valladolid à Lille (2018)5, Denicolai & Provoost avaient imaginé, en réponse au concours lancé par Euralille pour consolider le plancher de la place, le réaménagement de cette dernière dans une double économie de récupération et d’optimisation, qui favoriserait la circulation de toutes les formes du vivant. Ces œuvres – ou simplement leurs traces dans le cas des performances – confirment la simplicité des gestes par lesquels les artistes opèrent la rencontre entre des mondes aux réglementations administratives, législatives et appropriationnistes absurdes, et dont ils tentent de les débarrasser. On feuillette les pages du Machin Financier (2014), qui contourne les droits d’auteur de Peyo, et on redécouvre plusieurs des obsessions du duo : ainsi de celle pour le carrefour giratoire. Déjà présent dans No Ice (2002)6 puis au cœur de www.eeeell.com (2009), le rond-point catalyse certains illogismes de l’habiter contemporain et reflète les tentatives publiques de décoration et de communication, que les artistes s’amusent à détourner. C’est, encore et toujours, avec une évidence déconcertante que Denicolai & Provoost rendent visibles et libèrent les choses du quotidien (les Schtroumpfs, les arbres et les ronds-points), pour offrir d’autres circularités.
En marge et pourtant déjà visible depuis l’accueil du musée, une sculpture-collage-navire en équilibre au bord de la mezzanine se démarque encore dans cette salle. Figure de proue inclassable – en raison de la la diversité de ses composants, Citizenship (2018) est un autre avatar des artistes-compost : un assemblage marginal de rebuts digérés de leur propre histoire de couple-artistes et des environnements dont ils se nourrissent. Comme exhibé devant une fenêtre, elle souligne l’absence de frontière entre les mondes intime et public, et indique, girouette, la direction de l’ultime salle de l’exposition, où se joue l’histoire non-narrative de HELLO, ARE WE IN THE SHOW? (2020). Voilà déjà plusieurs années que le duo travaille à ce projet dont quelques prémices avaient été exposées à West (La Haye) en 2014. Le film d’animation – le plus abouti de leur œuvre –, laisse place à la contemplation d’une lente balade multi-scalaire. Il croise les mondes pour créer un patchwork de textures et de relations, et condense l’hyper attention que l’on vient de vivre. Les cycles de végétaux et d’animaux éclosent et se rencontrent, indifférents à l’activité humaine. Écologique par nature, l’œuvre de Denicolai & Provoost est un humus qui recycle et crée du lien. Elle accueille, transforme et laisse transiter, pour donner vie à des histoires en cours et en devenir.
- Héros de The Truman Show, film américain de Peter Weir (1998).
- Un flamand rose ou encore une roue rappelant le ready-made de Duchamp et transformée en instrument de musique par le collectif Logos Foundation.
- La déportation juive, la fermeture des mines, la résistance durant la deuxième guerre mondiale etc.
- Emanuele Coccia, Métamorphoses, Paris, 2020.
- En collaboration avec les architectes NORD et le bureau d’étude Greisch.
- Il s’agit d’une vidéo d’une chorégraphie absurde de camions de glace qui tournent en rond comme une boîte à musique
Image en une : Denicolai & Provoost, Los pasatiempos para personas inteligentes, 2009. Vidéo, résine peinte, acier laqué / Video, painted resin, lacquered steel. Photo : Dirk Pauwels. Courtesy des artistes et / the artists and LMNO, Bruxelles / Brussels. S.M.A.K., Gand, Belgique / Ghent, Belgium.
- Publié dans le numéro : 96
- Partage : ,
- Du même auteur : Jill Magid au M Museum, Marc-Camille Chaimowicz au Wiels , Lucy Raven, Hanne Lippard, Matthew Angelo Harrison,
articles liés
Lydie Jean-Dit-Pannel
par Pauline Lisowski
Yoan Sorin
par Pierre Ruault
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly