Dominique Blais
Centre d’art Le Lait, Albi, 22.01-28.03.21
Il y a d’abord ces bruits de pas, insistants, obsédants. Quelqu’un marche au-dessus de nos têtes. Viens, reviens, n’en finit pas de faire les cent pas. Oui mais voilà, il n’y a personne à l’étage de l’hôtel de Rochegude qui abrite pour quelques mois encore le centre d’art Le Lait1 à Albi. Sur les murs, de grandes tentures de papier dessinent des arabesques psychédéliques multicolores. L’espace semble habité par le passé duquel surgissent des fantômes. Fruit d’une résidence à la croisée des arts visuels et sonores, la première portée conjointement par le centre d’art Le Lait et le GMEA – Centre national de création musicale d’Albi-Tarn, la nouvelle exposition de Dominique Blais convoque les esprits des lieux qu’il traverse. Depuis quelques temps déjà le sensible rejoint le conceptuel plus nettement encore dans le travail de l’artiste, la mémoire se fait de plus en plus prégnante.
Durant sa résidence, Dominique Blais s’est intéressé aux lieux qui l’ont invité, à l’histoire du GMEA mais aussi des Moulins Albigeois qui ont longtemps fait la renommée du centre d’art, et de l’hôtel particulier qui l’abrite aujourd’hui. « D’un temps à l’autre » invite au voyage dans une faille de l’espace temps, une anomalie temporelle qui ferait coexister plusieurs récits, plusieurs époques, plusieurs lieux en un seul, les convoquent afin de composer une histoire commune. L’artiste poursuit son exploration des limites des perceptions visuelles et auditives qui constitue sa démarche artistique depuis une dizaine d’années. Les grandes tentures de papier sont ici nommées les « Gardes (Res Roch 7322). Elles reprennent les pages de garde marbrées des livres que possédait l’amiral de Rochegude (1741 – 1834) – trouvées dans le fonds qui porte son nom2 à la médiathèque Pierre Amalric –, officier de marine érudit spécialiste de la littérature occitane. Homme politique fasciné par les idées de la Révolution française, il fut l’un des rares nobles à être élu à la Convention.
Ces Gardes sont réalisés selon la technique du « papier à la cuve », utilisée par les relieurs pour orner le plat des reliures des livres. Il s’obtient en disposant une feuille à la surface d’un bac rempli d’eau et de pigments dilués, sur laquelle on applique ensuite un peigne pour affiner les encres. Agrandis et détournés de leur fonction première, ces papiers deviennent des motifs reproduits en tapisseries. Leur psychédélisme est renforcé par le défaut ondulatoire des vitres les plus anciennes, qui déforme le paysage. Dominique Blais met en évidence ce phénomène en appliquant un filtre bleu translucide sur les carreaux les plus récents. Ces « prismes », associés à l’effet liquide induit par les papiers à la cuve, donnent à l’espace un effet aquatique. Ce rapport à l’eau est omniprésent dans l’exposition.
Ça et là, l’artiste a disséminé des objets ayant un lien direct avec le son, une manière de le représenter sans l’entendre. Ici, « les miroirs », deux paraboles acoustiques du XIXème siècle, instruments scientifiques évoquant le domaine de la recherche du GMEA, là, un vieux tourne-disque vidé de sa mécanique, abandonné au sol, accentue un peu plus la dimension fantomatique de l’endroit.
Si l’on retrouve dans la deuxième salle deux grands dessins à la cuve, les « Gardes (Res Roch 2164), leur motif et leur présentation différent. De format carré, ils sont accrochés au mur côte à côte, à la manière d’un tableau en diptyque ou d’un livre ouvert surdimensionné. Quatre enceintes provenant du GMEA occupent le centre de la salle. Leur simple présence témoigne de l’histoire du centre de musique. Elles laissent entendre le bruit de l’eau du Tarn s’écoulant à proximité des Moulins Albigeois où l’enregistrement a été effectué. La salle voûtée accueillait les expositions du centre d’art Le Lait de 1990 à 2017. Les baffles reposent sur quatre tapis reprenant les motifs très « seventies » d’une tapisserie retrouvée au GMEA. L’installation sonore donne son titre à l’exposition.
La dernière salle est occupée par une double vidéo projection qui présente une captation muette du Tarn depuis le site des Moulins. À la pièce sonore sans image de la deuxième salle répond la vidéo silencieuse de la troisième. Elle donne à voir deux mêmes films, ralentis et inversés, le second étant comme le négatif du premier. Le dytique qu’elles forment évoque les marbrures du papier à la cuve, rejoue le test de Rorschach3. Surtout, les deux images donnent l’impression de disparaître à l’endroit précis de leur rencontre, de s’enfoncer dans le milieu de l’écran, triangle des Bermudes qui incarnerait ici cette faille spatio-temporelle, porte d’entrée des fantômes surgis des lieux abritant ou ayant abrité les deux structures hôtes. La dimension contextuelle occupe une place prépondérante dans la pratique de l’artiste.
Dominique Blais convoque le son, l’image fixe et en mouvement, l’installation, autour de la notion de « transitoire », interrogeant les espaces – temporel, physique, acoustique – propres aux structures porteuses de la résidence, questionnant notre rapport au temps, à la mémoire, en invitant à la contemplation du présent et du souvenir. Avec « D’un temps à l’autre », il poursuit son exploration de la limite du perceptible, du visible et de l’invisible, de l’audible et de l’inaudible, révélant l’esprit sonore d’un lieu à travers sa « symphonie domestique », invite à d’autres perceptions possibles, d’autres réalités, en dessinant une subtile poétique des fantômes.
- Acronyme de laboratoire artistique international du Tarn.
- Riche de 12 400 ouvrages, le Fonds Rochegude de la médiathèque d’Albi est composé des collections de l’amiral de Rochegude. Celui-ci avait formé une bibliothèque d’étude et de bibliophile qu’il a légué à la ville. Il constitue le fonds ancien de la bibliothèque municipale d’Albi.
- Cet outil d’évaluation psychologique projectif dans lequel la personne évaluée interprète librement des taches symétriques non figuratives.
Image en une : Dominique Blais, D’un lieu à l’autre, 2020-2021, installation sonore, 22’32’’, boucle 4 haut-parleurs JBL 4430 (55,5 x 47 x 90,5 cm chaque), 4 tapis (151 x 202 cm chaque), amplificateurs, lecteur CD, câbles, vue de l’exposition D’un Temps à l’autre, Centre d’art Le Lait, Albi, photo Phœbé Meyer © Adagp, Paris, 2021
- Publié dans le numéro : 96
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- Du même auteur : 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi ,
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