r e v i e w s

ELNINO76

par Vanessa Morisset

Jolly Roger

BP22, Charleroi, 19.06-12.09.2021

L’exposition d’œuvres de graffeurs1 dans des musées, c’est-à-dire la transposition d’un art né dans la rue dans un espace – tant au sens littéral que métaphorique – institutionnel, n’est pas chose nouvelle. Dès ses débuts, un artiste tel que Jean-Michel Basquiat avait réfléchi à la manière dont il pouvait opérer ce déplacement sans se renier, à une époque où l’opposition des cultures high and low était encore très nette. L’exposition de ELNINO76 au musée d’art de la Province de Hainaut s’inscrit par conséquent dans une pratique déjà balisée, ce qui n’enlève rien à son intérêt, en particulier étant données les caractéristiques culturelles et sociales de la ville de Charleroi d’une part et la singularité de l’orientation de ses collections de l’autre. Connu et identifié pour ses œuvres dans sa ville natale (mais aussi à l’étranger), ELNINO76 s’est installé dans l’une des salles du BPS22 – celle qui s’apparente le plus à un White Cube –, pour affirmer le changement de contexte de son œuvre. Y jouant sur les codes de sa pratique, il s’adapte en même temps assez malicieusement à ce qu’il est d’usage de montrer dans une institution culturelle.

Pour nous faire accéder à l’exposition, il a construit un porche qui donne le ton d’un univers nourri de blagues visuelles de BD et de dessins animés : deux tours bleu vif, qui semblent inspirées d’une architecture de châteaux-forts de Playmobil, encadrent une arche surmontée d’une tête de mort en guise de fronton – emblème du drapeau de pirate, ou « Jolly Roger », qui procure son titre à l’exposition. À y regarder de plus près, les deux tours sont en réalité deux bombes de peinture érigées en monument. Bienvenue dans le royaume d’ELNINO76. Par cette construction, l’artiste transforme d’emblée le musée en un espace bien à lui.

Sur un grand mur au fond de la salle, une vaste fresque réalisée à la manière de celles en extérieur dans un temps rapide. La mise en place, les formes et les couleurs, sur un échafaudage et le nez collé au mur – c’est-à-dire sans recul pour juger des bonnes proportions –, met en abîme le rôle du graffeur au sein de l’espace institutionnel. En effet, une sorte d’alter ego – un Mickey Mouse, perché sur un crâne géant – est en train de peindre de grandes lettres à la bombe. Iconographie populaire et réflexivité conceptuelle se répondent.

À côté, sur une cimaise, trois peintures au format tableau ont été expérimentées par l’artiste pour l’exposition. Tout en conservant ses motifs de prédilections : personnages de dessins animés et têtes de mort, il y a introduit des éléments relevant de la culture savante, notamment des fragments de statues antiques. L’artiste s’amuse des codes de l’art classique, renversant et renversant encore les hiérarchies, si bien que l’on ne sait plus si l’on visite un musée en compagnie de Mickey ou si l’on est vraiment passé dans un autre monde de fantaisie, où les intérieurs sont aussi ornés de sculptures précieuses. Outre cette iconographie, il faut aussi noter l’inventivité de ces tableaux peints (comme il se doit pour un graffeur) à l’aérosol, en particulier dans le tracé des contours noirs qui cernent les figures, où les giclées de la bombe parviennent à donner l’équivalent d’un fin dégradé. Dans une salle en mezzanine, l’artiste a installé son matériel d’atelier sous vitrine (esquisses, bombes usagées…), entretenant une ambiguïté entre la simple documentation, la collection ethnologique et la mise en scène. L’ensemble produit un effet de relique qui rappelle les tableaux-pièges de Daniel Spoerri ; le tout étant de surcroît placé sous le regard protecteur et électrique de la statuette saint-sulpicienne d’un Christ ornée d’une guirlande clignotante de Noël – elle aussi rapportée de l’atelier. Élément de décor ou sculpture ? Les deux à la fois. ELNINO76 a décidément réussi à faire rentrer au BPS22 l’esprit drôlement perturbateur de sa démarche.

Mais le musée, avec ses missions spécifiques et ses collections, s’y prêtait en réalité à merveille puisqu’installé à Charleroi, ville au passé industriel où la culture et la formation à destination de la classe ouvrière sont constitutives de l’histoire locale. Le musée est installé dans un bâtiment qui fait partie du campus de l’Université du Travail créée au début du 20e siècle. Les pratiques artistiques émanant de la culture populaire y sont donc centrales. Ainsi l’une des branches de ses collections rassemble-t-elle des productions visuelles liées à la scène punk belge : des fanzines, des tracts, et du mail art (exposé cette année dans un cycle d’expositions intitulé « Merci facteur »), qui rejoignent sur bien des points la pratique du graffiti. Dans ces conditions, l’invitation faite à ELNINO76 d’investir les lieux était des plus cohérentes.


  1. Contrairement à mon habitude d’écrire à l’inclusive, ici je ne mets pas le féminin car, sans être spécialiste de la question, il me semble que la valorisation de graffeuse par des institutions soit bien plus rare que celle des graffeurs (mais je peux me tromper).

Toutes les images : Vue de l’exposition / exhibition view of « Jolly Roger » au BP22, Musée d’art de la province du Hainaut, 2021.


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