Emmanuelle Lainé
Est-ce que je me contredis ? C’est entendu, alors je me contredis. (Je suis vaste, je contiens des multitudes), Frac Champagne-Ardenne, Reims, 1.06 – 16.12.2018
L’illusion est presque parfaite. Dans l’ancien collège de Jésuites dont une aile est occupée par le Frac Champagne-Ardenne, la boîte blanche s’ouvre de tous côtés. Une profondeur de champ inédite creuse la salle en lambris issus du réfectoire et de la bibliothèque XVIIe. Si les lignes de fuite obliquent en plein milieu de l’espace, c’est qu’Emmanuelle Lainé a décidé de jouer avec la perspective du lieu et l’histoire de l’institution. Marie Griffay, la toute jeune directrice arrivée l’an dernier, a posé les règles de sa seconde exposition au Frac avec « l’esprit de jeu » qui la caractérise (énoncé dans son projet artistique) : concevoir une œuvre à partir de la collection. Emmanuelle Lainé joue alors la carte de la prestidigitatrice.
Au rez-de-chaussée comme à l’étage, le papier peint en trompe-l’œil s’appréhende d’un seul point de vue. Les œuvres se sont substituées aux panneaux peints du réfectoire religieux, conférant à l’espace un air de galerie de portraits. Sur la quarantaine de pièces présentées, certaines n’existent que dans leur virtualité, reproductions intégrées à l’architecture de papier. Les caractéristiques de l’image permettent à l’artiste de ménager des apparitions, des démultiplications et des déplacements. Au fur et à mesure de la progression du visiteur, les plans se diffractent et se contredisent, les œuvres changent d’échelle, tombent de leur piédestal, en éclipsent d’autres. Le personnage à réactiver de Pierre Joseph tombe à point nommé dans ce palais des miroirs1. Oogie l’ectoplasme (1995), incarné le soir du vernissage par un figurant avant que les murs n’en conservent l’empreinte, trouve ici sa version burlesque dans une posture avachie et comme dégringolée des boiseries qui la surmontent. L’œuvre semble nous rappeler avec humour l’irrévérence avec laquelle il convient de traiter la mémoire de l’institution. Elle jette également le trouble sur l’identité des formes exposées qui ne disent pas immédiatement ce qu’elles sont. Le petit assemblage d’André Léocat (En l’air, 1982), monumentalisé par son encadrement baroque, devient masque de peau de galuchat au détour d’une cimaise (Emilie Pitoiset, Les Actions Silencieuses. Le Masque, 2013). Derrière cette cloison, la combinaison de formes sérielles et pourtant uniques d’Allan McCollum (The Shapes Project, 2006) contrarie l’illusion du papier-peint et met en abyme le dispositif même d’exposition. Envisager les œuvres comme des pions à disposer dans l’espace invite, en effet, à en souligner les ressemblances au sein d’une grande série (la collection) et, surtout, à en favoriser les contaminations. Sur l’axe de symétrie de la salle, le Bâton pour marquer le centre du monde à Reims de Jimmy Durham (1996) est, pour ainsi dire, le maître du jeu. Réalisé dans le cadre d’une résidence au Frac, il évoque avec la simplicité de l’enfance l’arbitraire des règles de l’accrochage. Le bâton n’est peut-être pas un bâton, comme l’indique l’artiste dans le texte qui l’accompagne, mais aussi un objet magique. « pas vraiment un part de l’exposition » écrit-il, c’est-à-dire un point aveugle qui ordonne toutes les autres choses et définit l’espace de la partie. Les adolescents de Dijon posant sur l’aire de jeux d’une cité HLM (Pierre Huyghe, La Toison d’or, 1993) portent avec bonheur le propos sur la place publique : affublés de têtes d’animaux inspirés du mythe grec, ils entraient en interaction avec les passants dans une mise en scène imaginée par l’artiste. L’espace-temps du jeu est hétérotopique. Dans ces lieux, comme le dit Foucault, « les enfants n’inventent jamais rien ; ce sont les hommes, au contraire, qui ont inventé les enfants2 ».
À l’étage, dans le décor de l’ancienne bibliothèque des Jésuites, Emmanuelle Lainé feint de tomber le masque et surjoue la mise en scène. Sur le papier-peint, deux régisseurs maintiennent avec des gants de coton le tirage de Laurent Montaron représentant un comédien se rasant le crâne avant d’entrer sur scène. Je ne sais pas, mais je devine que je vais avoir su (1999) – citation approximative de Bergson – traduit l’intuition du joueur dans une partie d’échec autant que celle d’un spectateur qui pressent le scénario sans en avoir connaissance. À ce stade de l’exposition, le visiteur a, en effet, l’impression que le dispositif de la première salle se répète. On connaît la chanson. Pourtant, comme l’air siffloté par Laurent Montaron diffusé dans l’antichambre par une banquette design, l’enregistrement n’est plus tout à fait le même en raison de l’usure du vinyle (Hifi, 2001). Les rôles ont changé : c’est le principe même d’une exposition dont les pièces ne sont jamais rejouées de la même manière. Au milieu de la cimaise du fond, Teeths de Jimmy Durham (1996) devient lustre décoratif dévoré par le papier-peint sur lequel il est fixé. L’équilibre de l’assemblage triangulaire, qui fait résonner comme la comptine des origines cherokee les « dents de baleine », « dents d’artiste » et « silex parisiens », est d’abord dissimulé de moitié par un panneau situé devant lui. On ne sait pas vraiment si le joker de cette aventure pourrait être le jeu de cartes d’Elsa Maillot, déployé dans l’image comme une cartomancie et planqué dans la cimaise renarde (Boîte à images, 2010). Les figures illustrent la Théorie des quatre mouvements du socialiste utopique Charles Fourier (1841), comme un nouveau jeu de société qui conduirait à l’« Harmonie universelle » et à la libération de tous les individus et, en premier lieu, des femmes. Même si le jeu en vaut la chandelle, la liberté de la partition permet d’y mettre fin. « s’en aller3 », c’est le second droit de l’homme réaffirmé par Baudelaire après celui de se contredire. C’est aussi l’invitation de Robert Filliou à continuer la partie ailleurs : La Joconde est dans les escaliers (1969).
- « La fonction relationnelle et transformatrice des personnages, le “hold-up” comportemental qu’elle engendre, font, ni plus ni moins, rejouer à celui qui les croise l’expérience d’Alice au pays des merveilles : “Vous, qui êtes-vous ?” lui demanda-t-il. Ce n’était pas là un début de conversation encourageant. Alice répondit, non sans quelque embarras : « Je… je ne sais pas trop, monsieur, pour le moment présent… du moins. Je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin, mais j’ai dû, je crois, me transformer plusieurs fois depuis lors…” ». Pierre Joseph, David Perreau, Pierre Joseph / Personnages à réactiver / Living Reactivatable Characters, Reims, Le Collège Éditions / Frac Champagne-Ardenne ; Tarbes : Le Parvis ; Montpellier : Frac Languedoc-Roussillon, 1995, p. 9.
- Michel Foucault, Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.
- « Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller. » Charles Baudelaire, « Edgar Poe, sa vie et ses œuvres », in Edgar Poe, Histoires extraordinaires, 1856, p. 18.
(Toutes les images : Vue de l’exposition d’Emmanuelle Lainé au Frac Champagne-Ardenne. Photo : Emmanuelle Lainé.)
- Publié dans le numéro : 87
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- Du même auteur : L’Anthologie de l’éternuement de Fred Ott. Flinch aux Moulins de Paillard, Alex Cecchetti au musée de Rochechouart, Stéphane Thidet, Benjamin Seror, Jibade-Khalil Huffman,
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