Emotional Supply Chains
Zabludowicz Collection, Londres, 24.03_17.07.2016
Il y a un certain temps que le « moi » n’est plus dépeint comme ce monolithe cohérent cher à la génération des Romantiques mais envisagé comme une multitude de fragments dont Sherry Turkle fait la description[1] en préambule de « Emotional Supply Chains ». L’apparition et l’expansion du web avec son enchevêtrement de plateformes destinées à la représentation, voire au curating, de soi ont probablement amplifié ce constat, alimentant un grand nombre d’interrogations sous la forme d’expositions et d’essais. Regarder l’humain à travers le prisme soi-disant déformant du post-Internet semble être devenu un poncif du contemporain, martelé par Ryan Trecartin et par ceux qui cherchent à savoir ce que la toile peut faire à l’art. Peuplée de personnages en réseau et d’avatars bavards, l’exposition qui se propose d’explorer la construction des identités à l’aune du numérique semble donc à première vue s’engouffrer dans une brèche déjà largement auscultée. L’impression se confirme lorsque l’on pénètre dans l’ancienne chapelle qui sert d’écrin à la Zabludowicz Collection. L’entrée est obstruée par l’estrade conçue par Simon Denny pour mettre en scène les encombrants « effets personnels » de Kim Dotcom. Notamment présentée en 2015 dans la grande exposition que le MoMA PS1 a conscaré à l’artiste, puis à la Biennale de Lyon, l’installation est symptomatique d’une volonté de représenter une personnalité bâtie en ligne et incarnée par la possession d’objets acquis grâce à une capitalisation de clics. S’ensuit une succession de récits construits par des artistes issus de générations et de contextes sociaux différents, dont seule une infime partie peut être évoquée ici. Croisant des thèmes allant de la représentation du genre à celle des histoires nationales, les œuvres privilégient la forme dialectique, permettant aux voix des avatars et des pseudonymes de se mêler, de se contredire.
Si le parcours s’ouvre sur la description d’une existence régie par des flux numériques, il dévoile cependant par la suite des logiques plus anciennes de circulation de l’information et des images. En témoigne la présence récurrente du spectre cathodique au sein des œuvres choisies. C’est tout d’abord un programme de téléréalité, « Thailand’s Got Talent », qui inspire à Korakrit Arunanondchai une relecture de la peinture gestuelle dans sa vidéo Painting with history in a room filled with people with funny names 3 (I am a machine boosting energy into the universe). À l’étage, 19.30 (2010-2011) d’Aleksandra Domanovic met en parallèle des génériques de journaux télévisés de l’ancienne Yougoslavie avec des images de rave parties dans le format 4/3 du petit écran. La radio tient également une place de choix dans l’exposition avec l’œuvre créée spécialement pour l’occasion par David Raymond Conroy. (You (People) Are All The Same) (2016), tourné lors de sa résidence à Las Vegas, a été découpé en quatre épisodes lancés et refermés par un générique emprunté aux émissions radiophoniques américaines This American Life et Serial. Mimant les intonations qui rythment ces programmes, une voix féminine pitche les errances et procrastinations de l’artiste en quête d’une idée qui viendrait conclure son séjour.
L’exposition ne cherche pas à se confronter à un art proprement digital, conçu et présenté en ligne. Au fil des salles, le net est davantage envisagé comme un monde parallèle, une aire d’expérimentation dont les résultats viennent se concrétiser dans l’espace d’exposition. Exigence liée à la collection ou volonté d’occuper l’espace, les nouvelles œuvres présentées sont souvent des adaptations sculpturales de performances. Dans un même espace, se matérialisent le fil Instagram de @therealstarkiller alias l’artiste Frances Stark, succession d’images de format carré aux filtres plus ou moins saturés accrochées au mur, et une performance menée sur Facebook en 2011 par la coqueluche anglaise, Ed Fornieles. L’artiste a, selon ses propres termes, « totémisé » pour l’exposition la comédie jouée par trente-quatre acteurs chargés d’incarner des profils bricolés sur le réseau social de Mark Zuckerberg. Dorm Daze se compose ainsi d’un bureau permettant de consulter les archives de leurs péripéties numériques devant une porte rouge, peut-être celle d’une fraternité d’étudiants de Berkeley dont les pages Facebook sont inspirées. Plus loin, Ann Hirsch, jeune artiste anglaise, connue pour ses performances de Youtubeuse questionnant la représentation ultra-sexualisée des femmes sur le site, présente une nouvelle sculpture adaptée de Playground, pièce créée pour la plateforme Rhizome en 2014. Deux ordinateurs posés chacun sur une chaise de bureau initient une conversation animée d’une part par XoaNNioX, pseudonyme d’une Ann Hirsch pré-adolescente et de l’autre par lieshadow, sa première rencontre amoureuse virtuelle. En donnant forme au dialogue qui avait pris place dans une chat room AOL à la fin des années 1990, Ann Hirsch explore l’épaisseur historique du net, substituant à la représentation inquiète d’un réseau omniprésent et immédiat, une distance et une certaine intimité.
Sans égards particuliers pour les digital natives, cette chaîne de récits et de personnages fractionnés, bien que légèrement indigeste, évite de proposer une vision unilatérale d’un sujet complexe et ramifié. Préférant présenter l’ère digitale dans la continuité de logiques plus anciennes de représentations de soi et d’incorporation de la culture populaire à l’art, les œuvres dessinent une forme de réalisme digital ancré dans l’espace, qui, sans vision prospective, envisage la possibilité de s’incarner de l’autre côté de l’écran.
Avec : Korakrit Arunanondchai, Neïl Beloufa, David Blandy, David Raymond Conroy, Andrea Crespo, Simon Denny, Aleksandra Domanović, Ed Fornieles, Michael Fullerton, Guan Xiao, Eloise Hawser, Ann Hirsch, Pierre Huyghe, Daniel Keller, Christopher Kulendran Thomas, Seth Price, Frances Stark
[1] “Each of us is a multiplicity of parts, fragments, and desiring connections”, Sherry Turkle, Life on the Screen: Identity in the Age of the Internet, 1995, cité dans le texte d’introduction de l’exposition.
- Publié dans le numéro : 78
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- Du même auteur : Merlin Carpenter - "What’s so elastic about you ?", Laura Lamiel, Abraham Cruzvillegas, Dector & Dupuy, Playground festival,
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