r e v i e w s

Entrelacs et sabotages

par Guillaume Gesvret

Pour gagner les suffrages, on n’a jamais autant voulu tout nous expliquer : économie, histoire, philosophie, et même littérature. La rhétorique fumeuse ou le hurlement radiophonique ne suffisent plus, il faut tout déplier pour séduire. Mais que se passe-t-il quand, au lieu de déplier, on plie, on implique, et on adresse à d’autres cette implication mouvante, par exemple d’un mystère qui nous échappe ?

Christo la discrétion.

Au contraire du tout déplié : L’Arc de Triomphe, Wrapped (2021) de Christo et Jeanne-Claude.

À première vue, un résumé massif des temps et des espaces à venir : saturés, bloqués, étouffants. Et pourtant, soudainement, discrètement, quand, au lieu du monument, on suit de près les petites lignes métallisées qui l’empaquettent (en fait du tissu en polypropylène), on comprend vite que « ce monde le plus fermé était en fait le plus illimité[1] ». Révélation. Euréka je n’ai rien trouvé parce que ça tourne sans arrêt, dans les tresses qui n’en finissent pas d’apparaître et de disparaître, et dans les plis qu’elles forment quand le regard s’éloigne à nouveau.

« Ce monde le plus fermé était en fait le plus illimité ». Bonne nouvelle (?), où le mot le plus important n’est peut-être pas celui qu’on croit (« illimité ») mais bien « en fait » et même : « fait ». Relisez.

Je me souviens de ce collégien de Stains qui s’est exclamé un jour, presqu’en riant : « on est entouré de grillages, en fait ! » Étrange enthousiasme, qui part du piège pour tirer une énergie de sa lecture improvisée, en détail. Ou comment chercher son petit fait vrai, entre le limité et l’illimité, l’angoisse et l’enthousiasme, le piège où buter et sa description infiniment variée, qui en libère d’une certaine manière.

Christo et Jeanne-Claude, L’Arc de Triomphe, Wrapped (détails), 2021. Photo : Wolfgang Volz. Tous droits réservés. Courtesy Christo and Jeanne-Claude Foundation.

Quand on s’approche à nouveau de l’empaqueté, on voit donc apparaître un petit morceau de peinture contemporaine ou de panier en osier. L’ambivalence, cette part tressée de l’expérience, devient pour le spectateur une oscillation permanente : paquet bien serré ou infinie variation des tresses ? Mais aussi : étouffement angoissé ou dissimulation joueuse ? Piège ou protection ? Sac poubelle ou bloc de marbre à peine entamé ? L’ambivalence est ici une arme de désorganisation massive contre tous les paramètres de la certitude. Même le sceptique est encore trop sûr de lui. L’indifférent aussi. L’ambivalence ne laisse pas indifférent. Elle accompagne le désir au moment de son réveil, de sa circulation dans un bain contradictoire où germe, pas forcément un ouragan, mais au moins une vague, un pli, créé par destruction du précédent. Retrouver ce type d’ambivalence, baroque et subtilement saboteuse, cependant grand spectacle tout-public au détour d’un rond-point, est un bonheur. Christo et Jeanne-Claude avaient bien sûr tout prévu, y compris la joie de l’imprévu, minutieusement préparé.

Qu’est-ce qui se cache là-dessous ? On le sait, et pourtant. Joie de l’enfant qui aime à se faire peur. Les empaquetages de Chisto et Jeanne-Claude sont des souvenirs d’enfance à venir. Parce que tout y joue à cache-cache, le pire et le meilleur : les premiers empaquetages ressemblaient à des morceaux de corps ficelés après un crime, ou à des colis secrets pour envoi amoureux clandestin. La naissance d’un désir pulse dans l’ombre, contradictoirement. Il électrise déjà l’espace informe de son apparition. S’invente au moment de se dissimuler. Se dissimule au moment de s’adresser. L’art aurait donc voulu nous apprendre à sentir naître un désir ? Amoureux et/ou criminel ? On s’ennuie tellement à écouter tout le monde parler qu’on ferait presque de l’ambivalence un trésor. Avec la joie intacte, archéologique, de découvrir sa turbulence un peu sournoise, dangereuse bien sûr, rafraîchissante pourquoi pas. Pour finalement choisir sa voie, s’éloigner d’un coup de cette forme insaisissable, et regarder autrement ces liens rompus qui traînent un peu partout (ce cerclage bleu pour enserrer un colis), mémoire d’une brisure, promesse d’une libération ?

Ce qu’on voit maintenant de très loin est un monument à tous les évadés en puissance qui ont affaire à l’ambivalence des liens – et non plus un hommage à telle victoire militaire. Sous des airs officiels, et par ce discret transfert de mémoire, ne s’agit-il pas en fait d’un déboulonnage par d’autres moyens ?

Turbulent tembé 

À force d’approcher un arc de triomphe empaqueté, on retrouve le tressage d’un tembé. Peintures ou reliefs sculptés, sur des portes ou sur des objets d’usage quotidien, les tembés apparaissent au début du XIXe siècle selon certains, en Guyane, chez les Businenge, communauté marronne de descendants d’esclaves fugitifs dits nègres marrons. D’après Dénètem Touam Bona, les bandes tressées du tembé, chacune d’une couleur vive différente, représentent à la fois la mémoire de l’esclavage et celle de la fuite libératrice dans la forêt tropicale. Ils témoignent donc du sabotage des plantations comme du sens de l’histoire (des vainqueurs), ainsi désorganisés mais de l’intérieur. En mémoire de cette transmutation des liens qui emprisonnent, forêt comprise, en lianes qui dissimulent la fuite, le tembé est d’ailleurs aussi l’enjeu plus « stabilisé » d’échanges dans la communauté nouvellement créée, toujours capable d’accueillir les nouveaux venus[2].

Il arrive donc que la clôture qu’on voulait conjurer devienne un refuge très paradoxal, où vivre, et s’ouvrir à ceux qui viennent. Dans leur tendance à l’abstraction (comme s’ils valaient déjà pour d’autres liens et d’autres lianes), les tembés redécrivent ainsi la fuite des esclaves mais comme l’enjeu d’une lecture : celle de la transformation d’un piège qui étouffe en recouvrement stratégique qui rend la vie possible. Témoignage du passé, le tembé laisse aussi en alerte face à l’avenir incertain. D’une génération à l’autre, s’adresse alors la nécessité toujours actuelle, toujours actualisable, d’un sabotage infini : où utiliser le piège contre lui-même.

Chercher une prise

Autre manière de rejoindre une esquisse d’allégorie pour les temps présents, de très près cette fois, au bord de l’effacement d’une œuvre sur le point de se confondre avec le mur, la logistique, les fils qui traînent : les macramés de Mara Fortunatović (série Electra, 2021)[3]. Lors du dernier salon Jeune Création à Romainville, ces prises électriques blanches tressées entre elles servaient à fournir en électricité les œuvres environnantes. Depuis longtemps, la peinture se tresse, se tord, se stratifie, s’épaissit ou se barre de bandes intermittentes, rétive de toutes les manières à la projection d’une illusion ou d’un sens univoque. Et pourtant : si ces fils ne servent pas vraiment à la bonne marche du monde (comme EDF et ses concurrents), ils produisent in extremis un signe, mi austère, mi ironique, qui concernerait même les plus grandes joies et les plus grands deuils (jusque-là ? vraiment ?). Ces fils parlent, ils interrogent : qu’est-ce que l’énergie qui nous traverse et comment la capter, la donner, s’en faire le relai, dans un lit amoureux ou au seuil de la mort ? Quel échange d’énergie malgré l’absence de rapport entre nous ? La forme disparaît presque à l’endroit où elle donne de l’énergie : c’est en tout cas ce qu’elle nous fait croire. Et elle rejoint non seulement une idée de « la vie » ou de « la nécessité de l’entraide collective », mais engage aussi une pratique de la lecture, qu’elle convoque pour mieux la révoquer. Une lecture devenue sinueuse elle aussi, où se rendre attentif à ce qui n’aurait pas dû être là, pas comme ça, pas sous cette forme, tranquillement, minutieusement métamorphosée. D’ailleurs, si l’attention est devenue le vrai combustible, tout s’inverse d’un coup. Et la générosité devient phagocytage de la dose d’attention que les œuvres tout autour exigeaient elles-aussi, ainsi délicatement maîtrisées. Non seulement l’intensité en question circule, mais aussi sa valeur, tantôt émancipatrice, tantôt perverse. C’est son danger, lui aussi invisible, mais léger, et même ludique – « donner c’est donner, reprendre c’est voler ». Surtout, cette œuvre doit s’étonner de produire tant d’associations beaucoup trop littéraires. Simple tressage suspendu, abandonné là, Pénélope partie retrouver un vagabond qui lui dit quelque chose. Peu avant le grand massacre.

Mara Fortunatović, Electra, 2021. Câbles et fiches électriques, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

Le Pixel et la Mort

Dans ses montages photographiques, Thomas Hirschhorn utilise la pixellisation comme d’autres le tressage, le pliage ou l’empaquetage. Dans The Purple Line au Maxxi de Rome jusqu’au 6 mars 2022, des images se bousculent : silhouettes ou produits de luxe occidentaux, au plus près d’horribles cadavres photographiés juste après des attentats ou des tueries en zones de guerre. Le mouvement banal, continu et mou de la visite se transforme progressivement en autre chose, de plus retors, d’exceptionnel : tantôt l’évitement, tantôt le frôlement de l’œuvre dans un couloir trop étroit pour prendre ses distances, jusqu’à l’attention oblique aux reflets du plastique qui recouvre ces montages, ou aux clous qui les tiennent accrochés.

Chez Hirschhorn, les pixels (pour picture elements) ratent souvent leur cible. Ils ne décomposent plus l’image horrible pour la rendre supportable, devenue illisible par excès de simplification géométrique. Toute pudeur déréglée, en même temps que la maîtrise de l’information qui en décide habituellement, c’est l’effet d’une saturation qui est mis en scène : à la fois confusion (quelle image veut-on nous montrer, nous cacher ?) et coup porté (par la quantité des images, par l’intensité de l’horreur). Les images se mêlent, se compliquent et dégagent peu à peu ce qu’on ne peut voir qu’à l’entrevoir, y compris en retombant parfois sur un morne cliché publicitaire. Parce qu’entrevoir est la modalité la plus intense du regard dans cette région de l’horreur, et pas du tout un régime défectueux de la vision. Entre la violence pixellisée pour notre bien et le prêt-à-lire commercial qui nous en détourne, retrouver la possibilité d’un regard est donc bien ici l’enjeu, insuffisant mais incontournable, d’une politique du regard.

Vue de l’exposition Thomas Hirschhorn, « The Purple Line » Photo : Giorgio Benni. Courtesy Fondazione MAXXI.

D’un tombeau à l’autre, le visage du mort remplace donc son nom oublié. Chaque fois on pense à lui, à elle, singulièrement. C’est d’un incroyable mauvais goût, avec sa portée critique qui en rappelle d’autres (Martha Rosler insérant des photos de la guerre du Vietnam dans des intérieurs américains), et pourtant : une Passion multipliée, pas si loin de la Sainte Cécile du Trastevere sous son marbre translucide.

La reconnaissance ne tient donc qu’à quelques fils entrelacés. On y voit mal, et c’est comme un entraînement à ne pas tout comprendre trop vite, à ne pas tout reconnaître. Ces entrelacs inventent en fait d’autres modes de lecture en quête d’un tact en pleine confusion. Entre désorientation subie et délicatesse active, ce tact de tisserand assumerait de perdre le fil (du sens, de l’histoire) pour mieux le retrouver, ailleurs et autrement. Ou comment redonner son mouvement libre et tâtonnant, plein de détours et de trouvailles, à l’infini (dé)tricotage de l’interprétation.


[1] Voir Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation [1981], Seuil, 2002, p. 37, et Le Pli, Minuit, 1988.

[2] D’autres « hors-la-loi » s’y « tressent » : déserteurs européens, Amérindiens échappés des missions, entre autres. Voir Dénètem Touam Bona, Fugitif, où cours-tu ?, PUF, 2016, et Marie-José Mondzain, K comme Kolonie, La Fabrique, 2020, p. 192-200.

[3] L’artiste exposera à partir du le 2 février 2022 dans l’exposition collective « Last seen » à the Koppel Project à Londres et the Pole Gallery à Paris, puis à Paris du 24 au 27 mars 2022 au salon Drawing Now Art Fair au Carreau du Temple avec la galerie Archiraar, et dès le 3 septembre 2022 à la galerie Gilles Drouault pour une exposition personnelle, « On The Edge ».

. . .

Image en une : Christo et Jeanne-Claude, L’Arc de Triomphe, Wrapped (détails), 2021. Photo : Wolfgang Volz. Tous droits réservés. Courtesy Christo and Jeanne-Claude Foundation.


articles liés

9ᵉ Biennale d’Anglet

par Patrice Joly

Secrétaire Générale chez Groupe SPVIE

par Suzanne Vallejo-Gomez