Éric Giraudet de Boudemange
Éric Giraudet de Boudemange, « 4Rivières »
Villa du Parc, centre d’art contemporain d’intérêt national, Annemasse
7.10.23-21.01.24
C’est une expérience étrange que de suivre les étapes de ce parcours ludique et immersif autour de la marque d’eau savoyarde des 4Rivières. Une eau miraculeuse, magnétisée et marketée à la manière d’une multinationale comme Évian.
Dès l’entrée de la Villa du Parc, nous pouvons visiter un espace-magasin proposant les multiples produits de la marque : mugs, casquettes, tee-shirts – en collaboration avec une marque du luxe nommée Balmian –, et, bien sûr, des bouteilles ou des flacons d’eau magnétisée.
Fascicule informatif et publicitaire au jargon New Age en main, nous entrons dans la première salle, le « Bain de jouvence ». Face à nous, un écrin fait de papier peint en épiderme qui nous absorbe dans un univers spa. On y retrouve les marqueurs du luxe et des produits de soin, des robes de chambre « logotypées », le clapotis de l’eau, un mobilier en bois clair et des bouteilles 4Rivières. Pourtant, les formes et les figures qui nous entourent nous renvoient à l’étrange. Il y a un comme un dérèglement. Le vernis aseptisé de l’espace bien-être s’écaille pour laisser place à des symboles se référant à l’origine de la vie et au mutant. Des formes aquatiques, difformes et utérines, se prélassent dans une installation-fontaine composée de baignoires roses pour bébé. Au mur apparaissent des amibes en verre soufflé, des coquillages, ainsi qu’un moulage de placenta relié à une coquille Saint-Jacques. Il y a peut-être un problème dans cette simulation « cronenbergienne ». La prochaine étape, nommée Au fil de l’eau, est un clip marketing qui reprend, en « format » mashup, les campagnes publicitaires léchées de marques d’eau, comme FIJI Water ou Évian. La chanson, La Barque de Charon (2023), est accompagnée d’une méditation de l’artiste imprégnée des écrits sur l’eau du philosophe Gaston Bachelard. La dissonance cognitive s’accroît en regardant les bébés suractifs des pubs Évian, enveloppés dans une tirade mystique et mortuaire. L’œuvre nous renvoie à la morbidité de ce type de marketing tourné autour d’un éternel désir d’immortalité. Si Évian nous promet de live young, Charon nous mène dans sa barque pour traverser le Styx.
Nous remontons doucement aux origines de cette eau. La troisième étape, Cultivez votre corps, nous montre enfin le corps, « les couches profondes de l’hypoderme », comme indique le fascicule. Cette expérience est frontale, présentant un panorama en coupe de notre épiderme entourant la salle, accompagné de figures laiteuses en suspension entre le spermatozoïde et la goutte. Malgré les précédentes sombres réminiscences, il y a quelque chose de léger, un humour ambiant qui se propage depuis le début de ce parcours. En remontant jusqu’au corps, jusqu’à nous, il y a bien l’idée de dépasser les significations libérales et consuméristes associées à l’eau, et de renverser sa symbolique.
À l’étage, l’Impluvium (2023) montre une tournure presque horrifique de l’eau. L’œuvre prend la forme d’une « fontaine-champ de maïs » baignée dans une lumière d’ambiance à la teinte orangée apocalyptique. Nous sommes pris dans un rituel sacrificiel à l’esthétique proche d’un film de zombies, où fleurs artificielles et corps mous évidés en silicone se nourrissent des fluides qui en découlent. Cela contraste d’autant plus avec la douceur et le caractère apaisant que l’on a essayé de nous vendre plus tôt. La salle qui suit poursuit ce cheminement vers le vernaculaire, et l’importance de la spiritualité au sein du territoire des « 4Rivières ». La vidéo, Géobiologies (2023), part à la rencontre de rebouteux locaux et de leurs pratiques de guérison. Nous découvrons, entre autres, Johnny Croisonnier, un sourcier et guérisseur qui a magnétisé l’exposition lors de son vernissage, pour en renforcer les bienfaits miraculeux. Ces récits prennent le pas sur le discours mondialiste et homogénéisant de la marque. Le rapport à l’eau diverge selon nos traditions, nos territoires, et nos communautés ; il reste fluide et adaptable. La dernière étape, Pluie de bien-être, nous emmène jusqu’aux nuages, entre des gouttes en verre multicolores, entre la terre et le ciel, ce dernier, un papier peint, réalisé en mode « stock photo ». Cette salle nous pousse à une méditation entre authenticité et artificialité, et à la compréhension de la construction habile des discours autour de la symbolique de l’eau et la façon dont ils sont repris dans un but commercial, notamment par des transnationales comme Évian. Nous mettons ainsi fin à l’expérience en nous reconcentrant sur le local, une carte en relief du territoire Jura-Léman indiquant les multiples courants magnétiques qui le traversent.
Ce conte d’anticipation, imaginé par l’artiste Éric Giraudet de Boudemange autour de la marque fictive 4Rivières, résulte d’un travail de recherche autour de l’eau comme ressource et richesse naturelle en Haute-Savoie. Entamée en 2021, lors d’une résidence en partenariat entre la Villa du Parc, Paysalp et l’Archipel Butor, l’artiste réussit ici à traiter avec complexité et humour l’entremêlement des différents circuits d’économies et de savoirs entre pratiques vernaculaires et marketing ultra libéral.
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Head image : Vue de l’exposition « 4Rivières », Éric Giraudet de Boudemange, Villa du Parc, centre d’art contemporain d’intérêt national, Annemasse. Photo : Aurelien Mole
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