Étonner la catastrophe

« Étonner la catastrophe » au Frac Franche-Comté
17 novembre 2024 — 30 mars 2025
Avec June Balthazard, Mégane Brauer, Mathilde Chavanne, Hippolyte Cupillard et Jordan Paillet et des œuvres de la collection du Frac Franche-Comté
— On mange !
On entre dans le premier espace de l’exposition « Étonner la catastrophe » au Frac Franche-Comté. Dans l’obscurité, plusieurs corps s’installent, s’asseyent un peu de travers, se tiennent en équilibre, s’appuient sur un bras relié aux branches qui émergent du sol (June Balthazard, Millennials, 2022-2024). Derrière eux, derrière nous, un autre corps déploie ses bras faits de multiples branches tissées (Marina De Caro, Tricot (Habillable), 1998).
Un dialogue formel, plastique, organique, s’instaure ainsi entre chaque artiste de l’exposition et une œuvre de la collection du Frac. Dans le cadre d’un partenariat, les artistes de l’exposition sont tous·tes diplômé·es de l’Institut supérieur des beaux-arts de Besançon (ISBA). Les œuvres sélectionnées se rencontrent en ce qu’elles racontent, chacune à leur façon, ce qu’est une génération, en retenant de l’enfance la capacité à étonner – à la voix active, définitivement.
— Tu peux nous raconter l’histoire ?
— On veut l’histoire !
C’est l’histoire d’un arbre qui avançait comme un serpent, avec le tronc qui touchait plusieurs fois le sol. Une histoire qu’un groupe d’enfants se raconte à l’écran, pour se faire peur et pour se battre : pour défendre la forêt dans laquelle ils ont choisi de fuir et d’habiter. Dans cette fiction, les enfants évoluent par leurs propres moyens et dans leur propre temporalité. On dirait même qu’ils vivent dans un temps absolument autre, lointain, malgré une mise en résonance évidente avec l’actualité du mouvement politique incarné par Greta Thumberg – ils sont d’ailleurs inspirés de mouvements d’enfants quittant leurs foyers pour mener leurs propres croisades en France et en Allemagne au xiiie siècle. Ces enfants échappent totalement à toute tentative de médiation et échouent à chaque lutte face aux adultes qui à la fois protègent et détruisent la forêt, et tombent pour la plupart avec leurs arbres. À la fin, les survivants recouvrent le corps de leurs morts avec la terre qu’ils creusent à mains nues. Un garde forestier installe des filets pour protéger les jeunes pousses qui arrivent sur les troncs coupés.
Le film repart à zéro. On avait raté la première minute, qui dévoile que c’est ce garde forestier – lui qui essuie le refus de toute médiation – qui déposait aux enfants de la nourriture en secret. Il n’a jamais été ici question d’autarcie, mais d’un échec dramatique de la communication entre deux générations.
On passe dans l’espace d’exposition suivant, où un film d’animation (Hippolyte Cupillard, La Chute, 2024) présente un vieillard à côté d’un enfant accroupi en train d’enterrer d’improbables débris : des balles, des miniatures de fusils et de tanks disparaissent sous une butte de sable, d’où une jeune pousse émerge. Scène de résolution du précédent conflit entre les générations, dont l’artiste déploie le motif dans un dessin mural au fusain : Les Rudérales (2024), du nom des plantes qui croissent à travers les pierres et les ruines. Le dessin est très bas, il faut s’asseoir pour le lire. Il faut être à hauteur d’enfant, à l’endroit de l’énergie conquérante et radicale car racinaire, initiante, qu’ils ont en partage avec ces plantes. Être à la hauteur des petits êtres du film L’île d’Irène (Hippolyte Cupillard, 2018) qui accompagnent une immense et vieille dame presque immobile au fond de son lit, pour la parer, pour l’entourer de tous ses objets et transformer son matelas en un riche radeau tandis que l’eau monte partout. À la hauteur enfin de cet autre enfant (Jacques Julien, Fitz (after W.Herzog), 2016-2022) qui traîne un bateau aussi grand que lui « vers un océan qui n’arrive jamais » (Hippolyte Cupillard) – ou qui n’arrive pas encore, pas pour lui.
La notion que ces films convoquent dans l’exposition, au-delà des relations entre les générations, est bien celle du soin. Une notion qui n’est pas annoncée comme la préoccupation réunissant cette nouvelle génération d’artistes ; pas revendiquée comme étant le sujet de l’exposition ; et pourtant elle y est parfaitement sous-jacente, sous-terraine, racinaire. Ce qui la rend à la fois plus radicale et efficiente, puisque l’exposition la déplace, la regarde, à la racine. Ainsi, dépassant heureusement la simple intention de « se ré-enchanter ensemble dans et contre un monde qui va mal », le film de Mathilde Chavanne (Pleure pas Gabriel, 2023) oscille (en regard du corps renversé de Dhewadi Hadjab, Dream Dancing I, 2020) entre ridiculiser l’appel à l’aide du néo-dépressif ; le banaliser ; et quelque part le résoudre en répondant la multitude à la solitude.
Il s’agit alors de se demander quelles questions entourent concrètement cette notion dans le réel : à qui il revient de penser le soin ? Et quel soin, c’est-à-dire quels gestes précis ? De qui et à qui s’adressent-ils ? Et surtout, jusqu’à quel point ?
Sur ce dernier point, l’installation de Mégane Brauer (J’ai essayé d’être gentille, mais ça me tue de l’intérieur, 2020) étale sous nos yeux la réalité de draps usagés et de témoignages d’une soignante inscrits au feutre sur des serpillères : Je buvais un verre d’eau, en pause. Il est entré et m’a dit en gueulant “Vous n’avez rien à faire ici, vous dégagez !” et il m’a fait sortir. C’était il y a vingt ans. Maintenant il est résident à la maison de retraite. C’est moi qui nettoie sa chambre. Je fais comme si de rien. Il est vieux, il a dû oublier. En regard, l’installation sonore de Matthieu Saladin (Évaporation, 2019) nous donne à entendre l’évaporation de la quantité exacte de sueur dépensée par un employé de bureau sur une journée de travail – comme un dû ou une absurdité. Absurdité soulignée puis renversée par l’installation de Jordan Paillet, une réécriture brodée et illustrée du conte éponyme La petite fille aux allumettes (2023-2024) sur des vêtements présentés dans une installation, une édition et des performances aboutissant à leur vente aux enchères lors du finissage de l’exposition. Tous les fonds seront reversés à l’association Emmaüs de Chalon-sur-Saône, d’où ils proviennent.

Head image : June Balthazard, Millennials, 2022-2024, collection Frac Franche-Comté. Vue de l’exposition « Étonner la catastrophe » au Frac Franche-Comté, 2024. © Adagp, Paris, 2024. Photo : Blaise Adilon.
- Partage : ,
- Du même auteur : Xavier Veilhan au Frac Pays de la Loire , Caroline Mesquita à la Hab Galerie, Nantes, La grotte de l’amitié à la Maréchalerie, ÉNSA Versailles, Marion Verboom à la Galerie Lelong « Da Coda », Design Sediments à Huidenclub, Rotterdam,
articles liés
Ralph Lemon
par Caroline Ferreira
A voice, And…
par Antoinette Jattiot
Air de repos (Breathwork)
par Pauline Lisowski