Étrange nature
Pavillon Blanc, Centre d’art de Colomiers *, du 25 janvier au 26 avril 2014.
« On entre dans cette exposition comme à l’orée d’un bois au crépuscule » prévient le guide de visite… Mais dans la lumière baignant les espaces du Pavillon Blanc, le merveilleux cède vite la place à des évocations ballardiennes en diable. Et c’est pour le mieux. Impossible de ne pas penser à la série des quatre apocalypses de l’écrivain de science-fiction, tout y est : engloutissement, fossilisation, cristallisation, et même l’entêtant bruissement du vent – une pièce sonore de Cécile Beau – qui enveloppe l’ensemble des œuvres d’« Étrange nature ».
La judicieuse confrontation des sculptures d’Emilie Benoist avec les dessins de Kate Atkin donne le ton, entre nature torturée et architectonies futuristes. On reconnaît Micro-mousse (2011) d’Emilie Benoist, dans la contemplation de laquelle on avait déjà pu se perdre l’année dernière lors de l’exposition « L’Arbre de vie » au Collège des Bernardins : un échantillon de paysage basculé vers l’avant, suggérant l’imminence de « l’effondrement » cher à Jared Diamond, notion importante pour l’artiste. Si Micro-mousse incarne une forme d’existence liminaire, Macro-monde (2013) sourd après la fin des temps. À moins qu’il ne s’y enfonce au contraire ? Coupé horizontalement, le volume figure une maison abandonnée recouverte de végétation, un abri atomique hors d’usage, le vestige d’une dead city à la Mike Davis ; derrière lui, un pan incliné renvoyant encore à cette idée de chute, une source lumineuse comme une invitation.
Kate Atkin photographie les résurgences empêchées de la nature en ville dont elle isole des détails qui font ensuite l’objet de petites études préliminaires et, parfois, de dessins grand format. Le modus operandi ne varie jamais : l’artiste travaille d’abord au crayon à papier 9H – le plus sec – gravant littéralement le papier, puis elle revient sur l’ouvrage au crayon 9B – le plus gras – comme pour l’encrer. Il en résulte une matière des plus minérales où la restriction chromatique évite toute assignation directe à l’objet initialement photographié. Un morceau d’écorce devient un moineau géant (Starling, 2012) un quartier de viande – du bacon ou du Bacon, au choix (Study, After Bacon, 2011) ! Abstraits de tout contexte, ces fragments hyperréalistes évoquent des études anatomiques, des herbiers monstrueux. The Body : des bras, des veines, des seins, des intestins, ou des racines entremêlées, plus proches de la branche à l’origine du dessin.
L’humour instillé par les œuvres de Kate Atkin invite à appréhender ces univers post-apocalyptiques avec davantage de légèreté. Comme Macro-monde d’Emilie Benoist, Géochronie (2014) de Cécile Beau semble nous enjoindre à gagner « le meilleur des (deux) mondes ». Un trou dans le mur aspire mentalement le visiteur à travers son conduit en céramique, vers un monde souterrain dont les racines d’un arbre accroché au plafond sont l’indice. C’est celui du lapin blanc, évidemment. C’est aussi un paysage désolé, suggéré par deux îlots sculpturaux – des souches d’arbre carbonisées – un sol caillouteux, asphyxié. Dernier élément constitutif de cette vaste composition : le son, matériau récurrent chez Cécile Beau, qui sort du conduit et installe une atmosphère hivernale, doucement menaçante. Mais l’orifice et son boyau, appelant des images autrement plus organiques, désamorcent toute interprétation trop simpliste. C’est d’ailleurs là toute l’intelligence d’« Étrange nature » : mettre au jour le potentiel certes poétique mais également grotesque que les récits sciences-fictifs portent en eux.
C’est un présage qui clôt le parcours : la projection en boucle d’une vidéo issue d’une série de performances d’Hicham Berrada (d’où la mention de la date et de l’heure dans le titre : Présage 02/10/2013 07h32). Dans un bécher rempli d’une solution translucide, l’artiste plonge différents éléments amenés à réagir avec le liquide ou entre eux, créant des précipités cristallins, des filaments bleus, d’épaisses fumées roses : des visions cosmiques, des tableaux psychédéliques. Point d’aléatoire néanmoins : pour laisser opérer la chimie, il faut d’abord mettre en place un protocole élaboré à la suite de nombreux tests en atelier. On retrouve dans ces fonds marins colorés la bizarrerie du surgissement des formes, a fortiori improbables, dont on ne manque jamais de s’étonner alors qu’elle est si commune.
L’homme apparaît ici comme le catalyseur d’une nature qui porte en elle son devenir mutant, et chacune des œuvres semble proposer une représentation de nos projections sur le monde : interprétations charnelles, fantasmes catastrophistes, manipulations scientifiques, etc. Et, tandis que la « géochronie » imaginée par Cécile Beau s’applique à l’ensemble de l’exposition où se superposent strates de temps, de matières, de genres, le visiteur ayant déjà rencontré le travail de ces quatre artistes émergents a le sentiment de prendre en cours une conversation entamée depuis longtemps.
- * Commissariat : Arnaud Fourrier, avec Kate Atkin, Cécile Beau, Emilie Benoist, Hicham Berrada.
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- Du même auteur : Que s’est-il passé ?, Arnaud Vasseux, Continuum, murmure, Mahony, Slow Season,
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