EuroFabrique en Roumanie
EuroFabrique, Faire à côté, Faire avec, Faire passer, Faire ensemble
À Cluj-Napoca, dans une ancienne usine de chaussures roumaines, lieu historiquement symbolique car fleuron de l’industrie communiste, se sont réuni·es du 5 au 10 décembre 2023, 170 étudiant·es de 19 écoles d’art européennes. Assemblé·es dans cette grande école d’art européenne temporaire, réparti·es en des groupes de travail, ils et elles avaient la responsabilité de faire vivre et d’habiter la deuxième édition de ce laboratoire artistique et pédagogique qu’est EuroFabrique. Empirique par nature, à la croisée de la pratique artistique, de réflexions sociétales, de processus innovants de peace-making, c’était aussi l’occasion d’expérimenter collectivement l’idée de l’union européenne, tant dans sa stature institutionnelle qu’au niveau plus quotidien et direct du vivre ensemble.
À la veille des élections européennes de juin 2024, EuroFabrique permet de prendre le pouls de cette Europe que d’aucun dirait déjà moribonde. La thématique générale choisie, L’enlèvement de l’Europe, rassemblait comme terrain commun de questionnements, de débats et de création, les sombres réalités qui s’imposent à l’Europe : crise sanitaire, changement climatique, modification de nos économies, conflictualité sociale, hostilité envers l’immigration, montée croissante des populismes. En cette fin d’année 2023, les premières enquêtes électorales, menées par Sopra Steria, Ipsos, le Cevipof et le Monde, annoncent déjà que les listes d’extrême-droite en France pourraient totaliser 37% des intentions de vote. À cela s’ajoute évidemment, la guerre en Ukraine, qui depuis l’invasion russe du 24 février 2022 met à l’épreuve un peuple, sa liberté de choisir son avenir du côté Ouest de l’Europe, et par là même met en péril les futurs communs de l’Union Européenne, ses valeurs de paix et de solidarité.
Là où la création artistique peut encore être une plateforme réflexive et critique, comment ces 5 jours de cocréation reflètent-ils les différents enjeux qui bouleversent l’Europe ? Quelles sont les répercussions plastiques d’une forme de déferlement de nos émotions collectives ? Plus encore, peut-on trouver dans les modalités de travail et de mise en commun des inspirations pour l’échelle politique et démocratique européenne ?
Un premier cluster composé des écoles d’art supérieures et universités suivantes, George Enescu National University of Arts lasi, Kyiv National University of Culture and Arts, Academy of Music Theatre and Fine Arts Chisinău, École Supérieure d’Art Annecy Alpes, Koeln International School of Design, École nationale supérieure des arts de Bourges, travaillait autour de l’idée de démythification (unraveling the myth), en cherchant métaphoriquement un nouveau nom à l’Europe. Un nom qui puisse être exempté de récits fondateurs nécessairement arbitraires et instrumentalisés. L’espace de workshop et de restitution qui leur était attribué, avait été divisé en autant de sections qu’il y avait d’écoles. Chacune présentait donc en autonomie les résultats de cinq jours de pratique in-situ, visiblement isolée. D’un premier abord, cette segmentation pouvait paraître déroutante, puisque là où nous nous attendions à une synergie collective et un faire ensemble, il n’y avait qu’une répartition nette de l’espace. Des discussions avec les étudiant·es, il ressortait que l’exercice collectif s’était heurté aux prises de position de chaque école, émanant de manières de travailler apparemment diverses, sinon opposées. Divergence dans le cadre horaire à suivre, la méthodologie, dans les formes plastiques, conduisant les tensions suscitées vers une forme de résolution à moindre coût qu’est le strict partage spatial, et la cohabitation. Néanmoins, et malgré les antagonismes, il est important de constater qu’aucune école n’était allée jusqu’au retrait, et que les contractures se détendaient lors de moments informels de sociabilité. Peut-être est-ce là un détail symbolique transposé artificiellement à l’échelle européenne, mais l’acceptation des différences et des désaccords profonds ou temporaires n’empêche pas de voisiner et tenter à des endroits situés des zones de contact.
En effet, la structure filaire qu’avaient construit les étudiant·es de Cologne était activée par moment par les danseurs ou performeureuses d’autres écoles. De même, la performance écrite par l’École Supérieure d’Art Annecy Alpes s’est vue augmenter de participations spontanées.
Le mythe à défaire serait alors peut-être celui d’une horizontalité européenne à tout d’un prix, d’un lissage uniforme, là où tous les pays n’ont ni les mêmes besoins, ni les mêmes priorités. Les étudiant·es de Kyev et de Chisinău, au regard de la Guerre en Ukraine et de leur proximité directe avec le conflit, se sont saisi·es de cette tribune pour réaffirmer leur identité et leur lutte contre l’oppresseur russe par des chants, musiques et danses traditionnels actualisés. Celleux de l’École Supérieure d’Art Annecy Alpes, peut-être visionnaires, ou en réaction au contexte hostile à l’immigration croissant en France, parachevé récemment par la loi immigration, ont proposé une performance sur la géographie intime et les trajectoires individuelles. Des témoignages successifs et succincts, associés à un geste simple de déplacement de pomme de terre pour chaque individu, membre de la famille, qu’elle soit naturelle ou choisie.
Le morcellement trouvait dans ces réalités propres et spécifiques une justification, tout en signalant le piège sous-jacent de la souveraineté. Cette bannière de la souveraineté est agitée par les nationalistes de chaque pays, l’Union Européenne étant toujours diabolisée et présentée comme une menace faite aux prétendues identités nationales, alors même que celles-ci sont constamment fluctuantes et en recomposition. L’existence de sensibilités, artistiques par exemple, hétérogènes trouvent justement leur sens et leur épaisseur dans la juxtaposition et la cohabitation, et dans le faire à côté.
Un second cluster composé des écoles d’art supérieures et universités suivantes, National University of the Arts Bucharest, École Supérieure d’Art & Design, Le Havre / Rouen, École Supérieure d’Art et Design Valence-Grenoble, Art Academy of Latvia Riga, travaillait autour de la notion de murs et de frontières (Europe’s Wall) avec un parti-pris méthodologique totalement différent. Chaque étudiant·e avait apporté des formes issues de sa pratique personnelle : vidéos, dessins, textes ou alors du matériel, des toiles grand format par exemple, comme support à une pratique collective sur place. Tous ces éléments, micro-participations, ont été associés dans un ensemble choral et foisonnant. Les échanges et les discussions entre les étudiant·es portaient plutôt sur l’agencement et la mise en espace de ces formes, dans une nécessaire conciliation. L’exercice de la négociation impliquait alors la composition et le faire avec : de l’acceptation de formes qui ne ressemblent pas forcément à toustes les participant·es jusqu’à des superpositions et des interventions combinées. Cette proposition ouvre la réflexion à l’échelle européenne sur deux principaux aspects : la question des frontières et celle des demoï européen.
D’une part, le processus de collecte et de mise en commun de tous ces éléments personnels est une illustration prosaïque de l’idée de libre circulation des biens et des personnes ; puis leur mise en espace sans segmentation illustre quant à elle l’ouverture qui existe entre les pays de l’espace Schengen. Là où le mythe d’Europe – fille d’Agénor, enlevée et violée par Zeus – est instrumentalisé par les discours xénophobes contre l’immigration, il s’agit plutôt d’avoir à l’esprit l’externalisation des frontières européennes et ses conséquences pour les individus qui restent bloqués ou décèdent en périphérie. Ce qui se joue en « dehors » de chez nous, nous concerne pour autant sans ambages.
D’autre part, cette association de formes plastiques est un micro-laboratoire de la pratique démocratique à l’échelle européenne. Sans tomber dans l’illusion d’une dilution populaire avec la formation d’un nouveau peuple européen uni et singulier, le modèle testé est plutôt celui d’une construction par association de singularités, de demoï selon un « contrat social européen », des règles et de droits communs de délibération, d’échanges, de justice.
Un troisième cluster composé des écoles d’art supérieures et universités suivantes, Babes- Bolyai University of Cluj-Napoca, Faculty of Theatre and Film – I.L. Caragiale National University of Theatre and Cinema Bucharest, École des arts décoratifs Paris, University of Florence, travaillait autour de réinterprétation du mythe d’Orphée et d’Eurydice. Là encore, la méthode collective, se distingue des deux autres, optant pour un passage de relais et des spécialisations techniques. À partir des deux mythes, les écoles se sont réparties leur travail selon leurs compétences propres. Les étudiant·es de Florence, dont la formation est plutôt théorique, ont d’abord fait des recherches dans l’histoire du théâtre et dans l’iconographie des occurrences de ces mythes. Ils et elles ont ensuite transmis leurs observations à l’École des arts décoratifs Paris, qui a réalisé des costumes et des éléments scénographiques, eux-mêmes transmis ensuite à l’interprétation performative des étudiant·es de deux autres écoles de Cluj-Napoca et de Bucharest. La méthodologie choisie met à l’honneur l’idée de coopération et le faire passer, mais pourrait également être considérée comme la mise en pratique d’un idéal socialiste et de son adage « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». L’interrogation contemporaine des mythes les a conduit·es jusqu’à la chanson Europe is lost de Kate Tempest, dans laquelle elle dresse le constat terrible mais vérace de tous les maux actuels de l’Europe. Si Orphée se retourne pour regarder derrière lui, pour la chanteuse, l’Europe ne se retourne pas et s’est coupée de son passé : « We have learned nothing from history ».
Parmi les performances présentées, l’une d’elle, particulièrement bouleversante, touchait du doigt la nature ambivalente du désir d’Europe. Un costume-architecture, une robe à la fois maison et marionnette, dans les tons bleus aquatiques, était activée par une chorégraphie. 4 danseureuses évoluaient à l’intérieur ou à l’extérieur de cette vague textile, traversé·es d’émotions contradictoires, entre l’envie ou la peur. Cette dualité entre insider et outsider s’interprète à double titre : à une échelle nationale quand il s’agit pour un pays de rejoindre ou de quitter l’Union Européenne ; à une échelle individuelle quand le parcours migratoire vers l’Europe recèle autant d’espérances que de dangers. L’appartenance européenne, qu’elle soit politique, sociétale ou spatiale, soulignée ici dans un héritage mythologique, peut-être mise en dialogue avec la notion d’identité narrative de Paul Ricœur, telle que l’identité d’un sujet ne peut subsister dans le temps sans la dimension de l’ipséité, c’est-à-dire par l’affirmation volontaire de soi devant autrui. Autrement dit, le sentiment d’être européen·ne découle d’un montage narratif, qui peut et doit varier et se reconfigurer en réaction aux facteurs conjoncturels et nouveaux défis qui s’imposent à nous, une ambivalence et une instabilité féconde.
Enfin, le dernier cluster composé des écoles d’art supérieures et universités suivantes, University of West Timisoara Faculty of Arts and Design, Haute école des arts du Rhin, École des Beaux-Arts de Nantes, University of Beira Interior Covilhã, Brera Academy of Fine Arts Milan, travaillait sur la notion d’EuroTales, autour d’une méthodologie également singulière. Une première session de brainstorming collectif est venue recouvrir les murs d’idées, de concepts, de mots-clés de tout ce que le parapluie européen englobe, d’abstraction et de faits. Puis le fil a pris le relai des mots, et toustes ont mis à profit le temps restant pour faire ensemble, tisser, découvrir et se transmettre des techniques spécifiques. La continuité entre le langage et le tissage devient un entrelacs, comme mode de pensée et comme mode d’action. Isabelle Marchesin (INHA) dans une conférence donnée dans le cadre du séminaire L’art médiéval est-il contemporain ? à la BNF s’arrête un instant sur le motif de l’entrelacs et ses caractéristiques physiques et métaphysiques. L’entrelacs impliquerait d’abord une connaissance fragmentaire, chaque brin n’apparaissant que de façon parcellaire, disparaissant dans l’entrelacement. Parfaite image du maillage des individualités, il requiert une « mise à distance cognitive car on ne peut comprendre l’ordonnancement de l’entrelacs qu’en suivant chacun de ses brins et en suivant les brins de façon individuelle, on perd alors la vision de l’ensemble ». Enfin, l’entrelacs à l’image de la création artistique, particulièrement celle des étudiant·es, n’a pas de forme fixe, ni vraiment de délimitation arrêtée. Au contraire, ce qui échappe au regard qui suit l’entrelacs est comblé par l’imagination, le hors-champ constitue un espace propre. Le schème de l’entrelacs se proposerait alors comme un autre référentiel, peut-être moins usé et malmené que d’autres croyances comme la diversité. La légende européenne doit pouvoir se régénérer et mettre à jour ses fondements.
L’occupation de l’espace et du temps alloué par EuroFabrique par ces différentes sculptures textiles et l’architecture filaire peuvent aussi se lire comme une incarnation plastique de la théorie de la fiction panier d’Ursula K. Le Guin. L’autrice féministe de science-fiction propose un autre cadre de compréhension et de narration des récits historiques fondateurs. Dans un renversement des outils mis à disposition pour faire avancer l’Histoire, elle propose d’adopter le point de vue du sac à cueillette, plutôt que celui, phallique, de la lance. L’Histoire passée et celle encore à écrire peut alors s’affranchir de la glorification du héros, nécessairement masculin et conquérant, pour laisser place au prisme du contenant, de la coquille au sac en toile. L’installation créée par les étudiant·es de ce dernier cluster nous faisait pénétrer dans ce contenant, accueillant la possibilité de transformer nos schémas et référentiels.
1 Céline Spector, Une Europe sans peuple ? Les conditions d’une démocratie européenne, AOC, jeudi 21 octobre 2021
2 Paul Ricoeur, Temps et récit, Seuil, 1983-1985
Du 5 au 10 décembre 2023, EuroFabrique Cluj est organisée par le Cluster Transylvanien des Industries Créatives, l’Institut français de Roumanie Cluj-Napoca et MushuROI, en compagnonnage avec l’ANdÉA.
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Head image : EuroTales, EuroFabrique Cluj, 2023 @ Stefan Badulescu, EuroFabrique Cluj, December 2023
- Publié dans le numéro : 107
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste, 25e Biennale d'art contemporain de Sélestat,
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