r e v i e w s

Fabrice Hyber, 2716, 43795 m2

par Julie Portier

CRAC Languedoc-Roussillon, Sète, du 26 juin au 20 septembre 2015

Quand Fabrice Hyber est invité par le CRAC Languedoc-Roussillon à montrer sa peinture, avec l’hypothèse que ce pan moins visible de l’œuvre en révèle la subtilité parfois assourdie par le spectacle euphorique d’une créativité en surrégime, évidemment, il « met le paquet ». Il a donc sorti tous les tableaux de ses réserves « plus quelques-uns » (empruntés pour la plupart à des collections privées), soit environ deux-cent-soixante peintures. De quoi remplir les 2716,43795 m2 de cimaises du centre d’art comptabilisés dans le titre de l’exposition pour annoncer le challenge (qui donne des vertiges à plus d’un artiste invité dans ces murs). C’est un jeu d’enfant pour le Vendéen de cinquante-six ans qui ne présente ici que dix pourcent de sa production picturale. Et Bernard Marcadé, commissaire du projet, connaît trop bien son sujet pour ne laisser la rétrospective tourner au grand déballage, le raisonnement se substituer à un bilan comptable, ni voir cette célébration de la toute-puissance créatrice orchestrée comme une attraction touristique, tongs disponibles à l’entrée (à porter dépareillées), transats alignés dans les espaces d’exposition parmi d’autres fameux POF (Prototypes d’Objets en Fonctionnement) utilisés comme instruments de vision. Ainsi des Déambulateurs cadreurs qui, dès la première salle, nuancent cette démonstration mégalo en avance sur le troisième âge et pimentent d’une once de dérision ce décor pour une parade tatiesque de visiteurs. Invités à longer docilement les murs chronologiques, comme les pions d’un jeu de l’oie (jusqu’aux escaliers, puis monter, faire le tour, redescendre, s’arrêter sur une chaise longue, admirer, repartir dans l’autre sens et revenir au point de départ), ils feraient cependant fausse route s’il soupçonnaient un esprit cynique aux commandes de cette grégarisation volontaire en milieu culturel. Voilà déjà une manifestation de cette pensée complexe qui préfère les formules simples et dont l’originalité réside dans son intégration optimiste et grave des logiques du spectacle et de la marchandisation – ainsi que toutes les donnes de la réalité contemporaine – au service d’une entreprise poétique résolument inscrite dans la lignée de Filliou. Marcadé le rappelle et cite l’artiste : « L’affirmation du jeu, des glissements, est la seule puissance capable d’assimiler les intégrismes. Les échanges, le commerce, l’image, la poésie sont les moyens de l’osmose1 ». Il s’agit bien là d’un projet de dépassement de l’art qui a toujours entretenu un rapport privilégié au châssis (alors même que ses contemporains dénigraient le médium dans les années 1990). C’est sous cet angle que doit être abordée cette peinture particulière avant d’étudier l’hypothèse que tout, dans cet œuvre circulaire, vient du tableau et retourne au tableau.

Vue de l'exposition 2716,43795 m2 de Fabrice Hyber, salle 1, œuvres de 1981-88 (mur de gauche) et 2014-15 (mur de droite). Courtesy Fabrice Hyber et galerie Nathalie Obadia, Paris / Bruxelles. Photo : Marc Domage. © CRAC LR - 2015.

Vue de l’exposition 2716,43795 m2 de Fabrice Hyber, salle 1, œuvres de 1981-88 (mur de gauche) et 2014-15 (mur de droite). Courtesy Fabrice Hyber et galerie Nathalie Obadia, Paris / Bruxelles. Photo : Marc Domage. © CRAC LR – 2015.

Vue de l'exposition 2716,43795 m2 de Fabrice Hyber, salle 1, œuvres de 2014-15. Courtesy Fabrice Hyber et galerie Nathalie Obadia, Paris / Bruxelles. Photo : Marc Domage. © CRAC LR - 2015.

Vue de l’exposition 2716,43795 m2 de Fabrice Hyber, salle 1, œuvres de 2014-15. Courtesy Fabrice Hyber et galerie Nathalie Obadia, Paris / Bruxelles. Photo : Marc Domage. © CRAC LR – 2015.

L’histoire commence avec le célèbre Mètre carré de rouge à lèvres réalisé en 1981 à l’école des beaux-arts de Nantes, icône dont la surface picturale « ne sèche jamais », note Marcadé, et qui commet dans un seul geste la conversion du monochrome en une unité de mesure commerciale et une surface érotique, ainsi qu’il achève l’autonomisation de l’œuvre dans sa collaboration avec l’entreprise (les cosmétiques Liliane France). En somme l’annulation de la peinture en même temps que son exaltation. Car ces débuts font hommage à la peinture et à sa puissance d’évocation, ce rouge voulant copier par la métonymie une bouche fauve dans un tableau de Kupka. Plus loin, le jeune Hyber s’adresse à Picabia, le maître de la versatilité, juste avant de signer une toile new age titrée Si j’étais oiseau je serais martin-pêcheur et, à deux centimètres de là, un tableau duchampien à l’effigie des instruments du chimiste qui feront sa marque de fabrique. Dès lors, la toile est la surface capable de capter le flux des idées de toute nature : artistiques, politiques, écologiques, existentielles, dressant le portrait, dans cet encéphalogramme monumental, d’une figure artistique paranormale qui cultive son âme d’enfant tout en traitant (presque partout) de la mort, exprime la fragilité de l’être par la puissance créatrice, intègre la rigueur scientifique et la posture politique à une production spécialisée dans l’imaginaire. Et l’on ne peut que reconnaître le caractère visionnaire de cette pensée qui, décrivant son propre fonctionnement par la « digestion des données » simultanément à la régénération des cellules et à la gravitation des astres, émet de bonne heure des concepts d’alternative écologique, d’adaptation de l’espèce humaine ou de modification cellulaire, dans un raisonnement global fondé sur des notions singulières de prolifération et de métamorphose.

Exposition monographique 2716, 43795 m2 - Fabrice HYBER - Oeuvres exposées Salle N°2. Photographie Marc Domage - Courtesy Fabrice Hyber et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles

Exposition monographique 2716, 43795 m2 – Fabrice HYBER – Oeuvres exposées Salle N°2. Photographie Marc Domage – Courtesy Fabrice Hyber et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles

La couche de vernis qui recouvre systématiquement la toile – pour apprivoiser la vision fugace, lui donner corps, la marabouter, peut-être, afin qu’elle se réalise – met sur le même plan les hypothèses, les prophéties et les utopies, les projets comme les synthèses des réalisations qui ont eu lieu hors champ. Ainsi le tableau s’inscrit-il dans plusieurs temporalités et réfère à des réalités multiples, répond à un usage pluriel tout en se rattachant à une totalité flagrante. La question qui tient ici en haleine est bien celle du statut du tableau. Mais la profusion parvient à différer cette question pour induire un autre comportement du regard, affranchi des catégories (le véritable projet de tout l’œuvre d’Hyber), et tolérer la contemplation.

1 Fabrice Hybert, Agenda 1999, Stuttgart, Akademie Schloss Solitude, Cantz, 1994.


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