Gabriel Kuri, bottled water branded water,
Parc Saint-Léger, Pougues-les-Eaux, du 18 octobre 2013 au 9 février 2014.
Un préservatif gonflé, coincé entre deux grosses pierres adossées. C’est simple, c’est idiot, mais irrésistible. Dans cet impossible ménage à trois, un équilibre subtil s’installe dans les écarts de formes, d’échelles, de densités, de textures entre l’objet naturel et celui acheté en pharmacie, entre l’élément inaltérable et le produit jetable. En somme, tous les fondamentaux de la sculpture sont là, tous les ressorts poétiques de l’assemblage sont tendus à leur maximum. La scène est bouleversante. Mais enfin, c’est juste une capote entre deux pierres ! Le génie de Gabriel Kuri réside en cette précision formelle dans un geste sculptural extrêmement limité (même quand il est réalisé à l’aide d’un treuil) qui utilise sans différenciation des matériaux nobles ou trouvés dans une poubelle. On reconnaît là les affinités qu’il entretient avec la sculpture de Michel François ou encore avec celle de son compatriote Gabriel Orozco. Mais, chez Kuri, la tension plastique est proportionnelle à la tension critique de l’œuvre ; le ballon en latex menace d’exploser avec la plus-value artistique de cette suggestion de présentation. Ça va tenir le temps d’un regard, le temps d’une photo, après quoi l’image pourra circuler dans les catalogues publicitaires et les revues spécialisées où l’on pourra spéculer sur la valeur esthétique de tout ça. Le bel effet de ces grandes feuilles de papier déroulées depuis le mur sur lesquelles sont délicatement posées ces sculptures de plusieurs tonnes, comme des produits à vendre dans un studio photo, n’est pas innocent. Kuri produit en simultané le ravissement esthétique et la froide révélation de sa vocation commerciale. Le piège se referme, il est imparable, puisque toute chose est une marchandise potentielle, que toute chose est une potentielle sculpture, et que toute sculpture est une marchandise.
L’intérêt de l’artiste pour les systèmes de production, de circulation et de recyclage des biens ne pouvait passer à côté de l’histoire du lieu : une ancienne station thermale réhabilitée en centre d’art. Le titre de son exposition au Parc Saint Léger, « bottled water branded water », (eau en bouteille, eau de marque) met des mots sur cette absurdité normée qu’est la commercialisation d’une ressource naturelle, la confiscation d’un liquide vital par le capital. C’est le titre de la série de sculptures faites de bouteilles d’eau minérales remplies d’un liquide jaunâtre, un geste de mauvais goût qui, dans sa répétition (page après page, dans le livre d’artiste qui accompagne l’exposition), prend un ton sévèrement politique. C’est le titre de toutes les œuvres de ce parcours malicieusement orchestré sur les pas des anciens curistes, signalant la critique sociale et politique qui siège toujours chez Kuri sous l’humour et la beauté. Dans le « pavillon des sources », où les « donneuses d’eau » vendaient les produits dérivés, il campe une métaphore sublime et grinçante d’une société asséchée par l’administration du vivant et l’obsession hygiéniste, avec une « fontaine » de distributeurs de papier absorbant et un alignement de monolithes produits par l’enveloppement de mobilier de bureau dans une feuille de goudron. Sous le « promenoir », une autre image de l’impasse collective et de la lyophilisation des désirs par l’organisation sociale : on tourne en rond autour de l’évocation d’un bassin à sec — dessiné par une longue main courante recouverte de pics anti-pigeons — dans lequel ont été désespérément jetées des pièces de monnaie. Encore une fois, Kuri excelle dans l’association de deux éléments ordinaires de l’aménagement urbain pour produire un objet délicieusement ambigu, métaphore de la bienveillance coercitive.
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- Du même auteur : Fabrice Hyber, 2716, 43795 m2, Ane Hjort Guttu, Urbanisme Unitaire, Amalia Pica, One Thing After Another, Alan Fertil & Damien Teixidor, Sans tambour ni trompette,
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