Gaillard&Claude
Early Development of Calculus, Etablissement d’en face, Bruxelles, du 20 février au 10 avril 2016
« Early Development of Calculus » consiste en un ensemble d’objets divers d’apparence familière réalisés en plâtre : un gland, une dent, un os, (peut-être) une pipe et ce qui ressemble à des pinces à linge ou à des pantalons quelque peu anguleux. Ces objets sont bien plus grands que leurs pendants réels et ont quelque chose d’anthropomorphe. Ce n’est pas qu’ils aient l’air humain, non, mais ils ont l’air de pouvoir interagir avec les humains, ou en tout cas de leur faire face. Leur taille ne les rend pas faciles à utiliser pour des humains, ils résistent à la domination humaine. Ils s’offrent pourtant, bien qu’opaques et muets, comme des instruments de musique : des trous et des fentes dans leurs corps comme prévus pour accueillir des doigts et des bouches, pour laisser échapper l’air ou intensifier la résonance. Les pantalons pourraient bien être des flûtes, les dents, des percussions, les pipes, des saxophones. Certains se présentent comme un petit orchestre tandis que d’autres sont installés sur un canapé. L’orchestre comme forme d’organisation est aussi étudié dans le texte qui accompagne l’exposition, texte écrit par l’artiste Lily Reynaud-Dewar. Son dialogue fictionnel entre les instruments suggère une possible toile de fond aux vies obscures et silencieuses des objets ici présentés, il fait de l’orchestre une collectivité radicale au bord de la rupture — vie, travail et amour menacés par l’érotisme des nouvelles technologies (l’un des instruments tombe amoureux d’un logiciel de composition et veut alors moderniser l’orchestre).
Nous pourrions aussi nous demander quelles autres vies, moins fictionnelles, ces objets peuvent bien vivre : quelle est leur véritable vie d’objets d’art, leur place en tant que sculptures ?
L’exposition, et plus encore les œuvres un peu plus anciennes de Gaillard&Claude, rappellent certains des développements de la sculpture dans les années 80, par le grand nombre d’approches et de références dont elles font usage : Post-Minimalisme et Pop Art, domestique et design, objet et architecture, images et symboles et une certaine propension à flouter les frontières et à échapper aux définitions ; des questions qui ont toutes été abordées dans l’œuvre d’Haim Steinbach, Bodo Buhl, Richard Artschwager, Didier Vermeiren, Tony Cragg, Jan Vercruysse, Allan McCollum, Ludger Gerdes, Nick Kemps, Richard Deacon, Hubert Kiecol, John Armleder, Gary Kuhn, Langlands & Bell, Lili Dujourie, Jan van Oost, Guy Rombouts, Fortuyn/O’Brien, Tomas Schütte, Basile Bustamante et plus tard Bernard Bazile et Jean-Marc Bustamante, Étienne Bossu et Alain Séchas, parmi d’autres, et cités ici sans ordre particulier. (Il est intéressant de noter, et cela mériterait peut-être même une étude ultérieure, que cette tradition de la sculpture comme référence au quotidien au travers d’un alliage d’imagerie pop, de minimalisme et de design, a largement perduré chez les artistes français et qu’on la retrouve d’ailleurs toujours dans les œuvres d’une génération un peu plus jeune dont font partie Bruno Peinado, Mathieu Mercier, Frank Scurti, François Curlet, Betty Bui, Didier Marcel et Stefan Nikolaev, pour en nommer quelques-uns.)
Le collage d’éléments et les objets incertains qui auraient subi des mutations étaient un signe des temps à tendance sociologique, ils représentaient le « simulacre » de la réalité capitaliste et reflétaient les modes de production industrielle, l’esthétique et le désir de l’objet de consommation mais aussi l’histoire et la place de l’art dans leur relation aux espaces de consommation, privés ou publics. Plus important encore, ce qui était en jeu dans ces développements de la sculpture depuis les années 70 était la relation de l’art à l’habitat — tant celui des humains que celui des œuvres.
Dans un article de 1986 intitulé « Art as Design / Design as Art[1] », Dan Graham évoquait le travail d’artistes de la période précédente, celles des années 60 et 70, et la manière qu’ils avaient d’aborder l’espace de l’art comme un habitat spécifique. Ces œuvres fonctionnaient dans la tension entre les manières dont les objets étaient produits et utilisés dans la vie quotidienne d’un côté, et exposés et liés au monde de l’art, de l’autre. Graham y étudiait plus particulièrement des œuvres d’Oldenburg (Bedroom Ensemble, 1964), Flavin (l’art Minimal dans sa relation à l’espace de la galerie) et Chamberlain (les sculptures de mousse et de matelas), qui jouaient avec le design des espaces et / ou le mobilier et fusionnaient les espaces de vie et d’art dans celui de la galerie.
Décelant là un processus récurrent, Graham ouvrait son article par une citation de Benjamin au sujet de la séparation moderne entre les espaces de travail et de vie : « Pour le particulier, l’espace de son habitat, pour la première fois, se distinguait de son lieu de travail. Le premier est constitué par son intérieur ; le bureau est son complément. Le particulier qui règle ses comptes avec la réalité dans son bureau, demande que son intérieur demeure dans le domaine de ses illusions.2 » Les signes d’affaiblissement de la séparation entre ces deux sphères tels que décrits par Benjamin étaient déjà évidents pour Graham, il en fit remarquer la poursuite dans les lieux dédiés à l’art – la galerie comme espace d’exposition des œuvres mais aussi comme espace de travail. Une galerie est aussi un bureau, un lieu de travail qui ne diffère pas de ceux dédiés à la production et à l’exposition de marchandises. L’espace d’illusions personnel (« les fantasmagories de l’intérieur ») que Benjamin attribuait à l’intérieur privé bourgeois était dès lors à la fois partout et nulle part.
Vues d’une telle perspective historique, ces nouvelles pièces de Gaillard&Claude semblent plus proches de la mise-en-scène « théâtrale » des installations sculpturales des années 70 que des displays / signs condensés, métaphoriques, des années 80. Cependant, l’opacité des objets et leurs qualités animistes semblent rejeter la part de construction active du sens que pourrait apporter le public ainsi que sa participation à ce « théâtre », qui tenaient une place importante dans le discours des années 70 et 80. Si l’on attendait alors du spectateur qu’il active sa propre expérience de la société du capitalisme tardif par les indices que lui donnaient les objets, dans l’exposition de Gaillard&Claude, et en accord avec le discours object-oriented actuel, les spectateurs ne sont pas invités, à moins qu’ils ne puissent s’identifier à des objets parmi les autres. Ceci est un théâtre d’objets pour des objets qui sont à la fois acteurs et spectateurs de leur propre pièce qui se déroule indépendamment de nous, bien que pas totalement à notre insu. Après tout, ne leur avons-nous pas infligé notre propre enchevêtrement du travail, de la vie, de l’art et de l’amour, de la production et du regard, nos espoirs de petites révolutions de nos expériences personnelles et de nouvelles technologies ? Le choix du plâtre — matériau qui n’est associé ni aux développements technologiques les plus récents, qui n’est ni noble ni important dans l’histoire — suggère que nous avons affaire à des copies, à des prototypes, jetables, temporaires, implicitement défectueux, incapables de produire ou de manipuler nos désirs. Si l’on peut s’en remettre à la sculpture contemporaine pour tirer des conclusions, nous nous sentons désormais moins menacés par les objets produits industriellement et la circulation des marchandises. Sur le plan d’une économie affective, nous n’avons plus à résister aux objets mais plutôt à faire face à leurs reproches.
1 Des Arts, n°5, Hiver 85-86, p . 68-71.
2 Walter Benjamin, Paris, capitale de dix-neuvième siècle.
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