Gerald Petit au Frac Normandie à Caen
« Ni île »
14.10.2023 → 18.02.2024
Avec des œuvres de Ismaïl Bahri, Louidgi Beltrame, Davide Bertocchi, Loïc Blairon, Jean-Luc Blanc, Lilian Bourgeat, Julien Carreyn, Nina Childress, Isabelle Cornaro, Monique Deregibus, Adélaïde Feriot, Mark Geffriaud, Guillaume Janot, Pierre Joseph, Shawn Lee, Géraldine Longueville, Didier Marcel, Laurent Millet, Laurent Montaron, Ange Petit, Jean-Marie Perdrix, Loïc Raguénès, Clément Rodzielski, Sarah Tritz, Pierre Vadi, Xavier Veilhan…
Vingt-six noms d’artistes s’inscrivent aux côtés de celui de Gerald Petit pour signer son exposition monographique au Frac Normandie. Le titre choisi, « Ni île », éclaire ce choix par la volonté d’affirmer que personne n’est une île, que nos pensées, nos gestes se sont formés d’après ceux dont nous sommes entourés. Cette façon d’aborder l’exercice du solo show raconte aussi combien un entourage, un compagnonnage artistique dessine une pratique, une trajectoire, et très concrètement une exposition telle qu’elle nous est donnée à voir.
Gerald Petit en particulier a débuté en tant que portraitiste en peinture et photographie, installant dès lors sa pratique artistique « en dépendance avec des rencontres, des modes opératoires et des moyens d’expression dictés par ces rencontres ».
Plus largement, c’est ainsi que se construit une certaine scène artistique contemporaine, où rencontrer d’autres artistes, des professionnels, se déplacer géographiquement et intellectuellement est une condition d’existence et de développement des pratiques artistiques.
Tout ceci n’empêche cependant pas d’élaborer une pensée plus universelle née de l’assemblage, du tricotage de ces travaux présentés à la fin de la visite. C’est même une manière d’ouvrir, d’amplifier, de mieux développer quelques pistes d’interprétation qui surgissent dans la première partie de l’exposition, dédiée à des questions plutôt plastiques, et pour le coup consacrée à la pratique de l’artiste.
On y découvre ainsi en premier Dark Sky #4 (2016), où le travail de la peinture a devancé l’opération photographique argentique en transmutant un monde de couleurs en noir et blanc. L’application de couches de peinture à l’huile colorée très saturées les unes sur les autres finit par toutes les annuler, révélant par contraste simultané un ensemble absolument sombre, auquel seuls se soustraient quelques nuages laiteux. Plusieurs toiles comme celles-ci frôlent l’abstraction tout en révélant des ciels encombrés qui rappellent étrangement la foule d’images d’explosions, d’incendies et de fumées qui ne cessent de se multiplier aux écrans de nos actualités – des « faux-airs de paysages » qui donnent lieu à autant d’« évènements soupçonnés ». Vincent Pécoil, le directeur du Frac, nous rappelle que Gerald Petit avait aussi consacré toute une série aux incendies de forêt en 2020 au Frac MECA – cette fois directement en regard des multiples feux qui se déclaraient en Amazonie.
Parce qu’elle se fait le lieu du soupçon, d’évènements ou d’« images en promesse » (cf. les tableaux AGFA et ILFORD, qui contiennent en puissance tous les possibles et imaginables), la peinture prend depuis quelques années le relai de la photographie dans la pratique de Gerald Petit. En coïncidant avec le temps présent, tout en questionnant résolument le langage plastique des images, ce retour à la peinture répond à l’inquiétude qui peut planer sur le devenir du médium photographique en des temps où sa dimension technique ne repose plus seulement sur un savoir-faire, mais se rend accessible à chacun en un clic.
Dans l’espace entre les toiles, au mur, apparaissent de multiples câbles, des pickups de guitare qui eux-mêmes sont les supports de peintures (Etoile, 2023), et indiquent la présence d’une dimension sonore dans l’exposition. Celle-ci surgit par intermittence dans une chorégraphie du vent dans les rideaux à chaque fenêtre du mur latéral, une œuvre sonore produite avec Shawn Lee (Touch the Sky, 2023). Mais ces câbles permettent aussi d’introduire la métaphore du cordon qui conduit les ondes et qui relie des points tout à fait isolés, annonçant avant l’heure le parti pris dans la suite de la scénographie.
En effet, dans le dernier espace d’exposition, les œuvres empruntées aux artistes voisins, famille et amis sont présentées par îlots, sur des socles qui les rassemblent en plusieurs petits groupes. Qu’est-ce qui les relie ? Les épingles géantes de Lilian Bourgeat semblent nous renseigner dans l’idée qu’il y a là plusieurs fils (thématiques, picturaux, philosophiques) à tirer.
Mais il faut dire que ces aiguilles sont aussi un peu inquiétantes. Derrière les images et les élans d’une enthousiasmante coprésence, d’un foisonnement des médiums, des sujets, des images convoquées, d’une forme de célébration de l’altérité qui nourrit et constitue tout un parcours de vie, et d’exposition ici… Derrière tout ceci, donc, se tiennent quelques signes d’une violence étouffée, retenue, qui se tient toujours au creux de la relation à l’autre, quel qu’il soit. Peut-être est-ce en ce point de fuite de l’autre, en cette vivante énigme de l’altérité que porte l’intérêt de l’artiste – tout comme dans la peinture, c’est le soupçon qui retient son attention ?
Il en va ainsi de deux fusils enveloppés l’un avec l’autre, sur lesquels on voudrait projeter le baiser des Amants de Magritte (1928). Ou encore quelques phrases imprimées sur ce qui a l’air d’une petite plaque ou d’une longue carte qui dépasse d’un tissu plié renfermant d’autres images – un objet coloré, entre patchwork et portefeuille (Gerald Petit, Le salon, 2014). Les mots annotés racontent de loin une emprise, une destruction avec et par l’autre, qui se révèle dans le reflet d’un instant, comme un éclair, un détail – on aurait pu passer à côté. Comme on aurait pu passer à côté de ce texte dans l’ensemble des œuvres, il semble placé comme un message secret : « Je profite d’une lueur de clairvoyance pour vous supplier de me libérer. I dont want to be your slave anymore […] ».
Il y a aussi, au centre de l’espace, le visage d’une femme. Plus précisément, c’est celui d’une mère pour l’artiste, absorbée, retenue dans sa propre douleur, les yeux et la bouche fermés. On la voit par deux fois, dans deux portraits adossés l’un à l’autre (Sans titre (Black Bird #1) et Sans titre (Black Bird #2), 2014), probablement séparés d’une fraction de seconde – comme une tentative redoublée de saisir l’énigme qui échappe à notre regard, là, énigme de ce visage qui se retire en lui-même.
La présence de cette mère, première hôte, premier autre, traverse le travail photographique de l’artiste, et donne le ton de cette seconde partie d’exposition, si on la lit ainsi, en pensant tant aux façons de faire de l’art que de traverser la vie :
« Nous sommes constitués par l’altérité. Notre corps vient d’un autre corps, notre psyché s’est constituée à partir d’une autre psyché, nous sommes nés d’une séparation. Nous avons été deux. Cette énigme nous laisse la tâche immense et solitaire de découvrir ce que c’est qu’exister seul. »
1 Gerald Petit, entretien avec l’artiste du 17/11/2023
2 Ibid
3 Ibid
4 Ibid
5 L’ouvrage Mother (2005) série de portraits et ponctuée par un poème dont les derniers mots disent précisément ceci : « mother / you had me I always had you / so long so far ». Gerald Petit, Mother, Néo-Typo Editions, Besançon, 2005
6 Anne Dufourmantelle, Défense du secret, Payot & Rivages, Paris, 2015, p. 71-72
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Head image : Vue de l’exposition Ni île, Gérald Petit, Frac Normandie, 2023
Gerald Petit, Sans titre (Black Bird #2), 2014.
Tirage pigmentaire encadré, 123 x 103 cm.
© Clérin & Morin
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Xavier Veilhan au Frac Pays de la Loire , Caroline Mesquita à la Hab Galerie, Nantes, La grotte de l’amitié à la Maréchalerie, ÉNSA Versailles, Marion Verboom à la Galerie Lelong « Da Coda », Design Sediments à Huidenclub, Rotterdam,
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