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Gina Folly à la synagogue de Delme

par Juliette Belleret

Gina Folly à la synagogue de Delme
« The Simple Life »
2 mars > 2 juin 2024

Lorsqu’on entre dans la synagogue de Delme, on nous prévient que l’on embarque à bord d’un bâtiment de servitude, ou presque. C’est le terme qui désigne les vieux navires marchands que l’on démâtait, puis que l’on immobilisait dans des ports pour en faire des espaces de stockage de matériel, des logements supplémentaires ou des prisons flottantes. 

Au rez-de-chaussée, l’architecture s’ouvre au-dessus de nous jusqu’au dôme central, et un étage nous apparaît, sur les côtés, composé de trois coursives, le long desquelles on peut seulement deviner le passage des corps, leur circulation organisée par la disposition des œuvres exposées ; on peut y projeter la source de ce bruit continu qui nous semble venir d’en haut, quelque chose comme le murmure d’un ruisseau ou une fuite d’eau. À nos côtés apparaissent des images flottantes, à fleur de mur et à fleur de fenêtre, parfois entre les deux. Ce sont des photographies collées sur de fins panneaux de bois, qui ne se laissent donc pas traverser par la lumière lorsqu’elles sont placées devant les fenêtres ; au point que, face à elles, on a l’illusion d’observer deux plans distincts de la réalité, étrangement superposés : l’intérieur du bâtiment, cubique et d’un blanc immaculé, et une série de photographies qui nous présente, par plans très resserrés, des pis de vaches (Milk I – XXXII, 2024). On y voit la peau tendue par le lait et les veines gonflées de l’animal ; les poils sous la panse et le duvet jusqu’où s’accroche et sèche la terre répandue au sol, que l’on aperçoit seulement en arrière-plan. Au fil des images, notre regard s’attache à déchiffrer ce sol rigide, métallique : c’est le sol d’un bâtiment dont on découvre la machinerie avec ses bras à traire qui s’approchent des pis et les agrippent.

Vue de l’exposition « The Simple Life » de Gina Folly, 2024, centre d’art contemporain – la synagogue de Delme. Photo : Gina Folly.

Ce qui nous est montré, c’est une ferme flottante dans le port de Rotterdam, où l’on élève des dizaines de vaches toute l’année pour leur lait. La technique d’élevage se présente comme le prototype d’une structure autonome en énergie, entièrement automatisée, un modèle de circuit court et une arche susceptible de répondre aux préoccupations écologiques et agricoles les plus contemporaines. Une construction qui nous donne à penser la façon dont on organise les comportements animaux, à l’image des boîtes en plastique translucides accrochées en hauteur dans l’espace (Magic Box IX-XIV, 2024). Ces dernières empruntent la forme des boîtes utilisées dans certains zoos pour nourrir et stimuler les grands singes, qui doivent trouver comment faire glisser les aliments sur plusieurs étages avant de pouvoir y accéder.

La présence de l’une de ces boîtes, dans l’escalier, rejoue et traduit l’impression que nous avions éprouvée dès l’entrée de l’espace d’exposition, d’où l’on percevait la hauteur et le volume de l’architecture sans que la vue ne soit dégagée sur l’étage qui nous surplombait. C’était l’impression d’une perspective empêchée, qu’accentuait l’usage du gros plan dans les photographies présentées. C’est en arrivant à l’étage que l’on gagne du recul, y compris dans les nouvelles prises de vue qui y sont exposées et qui épousent le rythme des premières. On y voit le bâtiment depuis l’extérieur, parqué entre quelques voitures aux abords du port et, au fond, un navire de croisière. 

On y voit aussi les vaches, leurs corps en entier, l’une d’entre elles est massée par une machine déclenchée par son passage à la traite. Seconde occurrence de cette logique du système de récompense, que l’on voudrait rapprocher de la notion d’incentive, l’incitation économique, qui correspond aux manières de moduler les comportements de consommation et de travail en échange de certains avantages. Sujet récurrent dans le travail de l’artiste, qui présente notamment ici deux panneaux d’affichage publicitaires trouvés à New York, en 2018 : WE BUY HOUSES ALL CASH. Ces panneaux ne présentent que cette phrase écrite en majuscules, à l’exception d’un dessin minimal : deux traits qui forment un toit et qui renvoient au fronton de la synagogue, exactement en face. De quoi nous rappeler que Gina Folly déploie ici, pour sa toute première exposition personnelle en France, des questions qui concernent aussi, et peut-être avant tout, nos manières d’habiter Et ce, à partir d’une donnée historique très située : la communauté juive à Delme n’ayant, pendant un certain temps, pas eu le droit de posséder des terres, bien qu’elle dût exploiter du bétail pour vivre.

Vue de l’exposition « The Simple Life » de Gina Folly, 2024, centre d’art contemporain – la synagogue de Delme. Photo : Gina Folly.

L’exposition construit de cette façon une pensée par échos, par brèches ouvertes entre les pièces – sans exclure une pointe d’humour qui marque un dernier recul de l’artiste par rapport à son sujet : l’un des clichés nous donne à voir des vaches en train de brouter une herbe où sont posés quelques oiseaux, toujours sur fond sonore de ruisseau. L’occasion de rappeler que Gina Folly est Suisse, et que l’exposition « The Simple Life » est produite en partenariat avec le Centre culturel suisse, dans le cadre de son programme « On tour ». L’occasion enfin de s’arrêter sur l’origine de ce bruit d’eau qui aura accompagné l’ensemble de notre visite : Youth (2015) est une fontaine à trois étages, à trois plateformes, sur lesquelles on a l’habitude de trouver des bouteilles d’eau ou des morceaux de fruits. Une fontaine produite lors d’une résidence de l’artiste à Rome, où l’on en trouve des dizaines comme celle-ci, placées généralement proches d’autres, des « vraies », comme leurs extensions, destinées à rafraîchir les touristes qui les visitent.

1 Fermé jusqu’en 2025 pour d’importants travaux de rénovation, le Centre culturel suisse (CCS) quitte Paris et part en tournée dans toute la France. Depuis septembre 2022, le CCS On Tour a voyagé à Rennes, Marseille, Dunkerque, Lyon, Bordeaux et s’arrêtera à Metz en mai 2024, pour y présenter la scène artistique contemporaine suisse sous toutes ses formes et dans toute sa diversité, grâce à un réseau solide de partenaires culturels locaux. (DP)

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Head image : Vue de l’exposition « The Simple Life » de Gina Folly, 2024, centre d’art contemporain – la synagogue de Delme. Photo : Gina Folly.


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