Yoshitoro Nara au Guggenheim de Bilbao
Yoshitomo Nara, commissariat : Lucía Agirre
Guggenheim Bilbao, Du 28 juin au 3 novembre 2024.
Rares sont les artistes dont on reconnait les œuvres au premier coup d’œil, comme si leur style était suffisamment puissant et unique pour leur servir de signature. À soixante-quatre ans, Yoshitomo Nara est l’une des figures incontournables de la création japonaise, célèbre pour ses peintures aux allures de dessins animés, portraits d’enfants à la tête démesurée et aux grands yeux, tantôt menaçants, tantôt provoquants, insolents ou mélancoliques, forcément dérangeants. L’environnement indéfini dans lequel il place ses personnages leur permet de se libérer de tout repère temporel et spatial. À Bilbao, le Guggenheim rend hommage à son travail à travers une exposition rétrospective inédite, la première de cette ampleur en Europe, qui parcourt quarante ans de création artistique, de 1984 à aujourd’hui. Son œuvre est intrinsèquement liée à sa propre histoire et aux expériences qu’il a vécues. Humains, animaux, êtres hybrides, les personnages qui la peuplent sont autant d’autoportraits, réceptacles de ses émotions et de ses pensées les plus intimes, puisées dans les souvenirs d’une enfance solitaire au Japon, mais aussi dans ceux du temps passé à l’étranger, dans cet état d’isolement relativement familier qui l’envahit en Allemagne, ne parlant pas la langue. Ses œuvres se nourrissent aussi de ses connaissances en littérature et en musique, de l’histoire de l’art tant japonais qu’européen, de son insatiable curiosité ainsi que son appétence pour les rencontres et les voyages. L’artiste a depuis toujours une passion pour les musiques folk, rock et punk underground, des chansons contestataires de Bob Dylan aux notes mélancoliques du Blues, qu’il aborde de façon sensorielle, ne comprenant pas les paroles en langue étrangère. Son travail examine et intègre des idées autour des concepts de maison, de communauté, de nature et d’environnement, ainsi que leur interdépendance. « Le Japon d’après-guerre était caractérisé par la croissance économique. Mes parents travaillaient et mes deux frères sont beaucoup plus âgés que moi, donc je passais tout mon temps seul à la maison » confie l’artiste. « Je n’avais pas grand-chose à voir avec eux. Peu importe que je me rebelle ou non ; personne ne l’aurait su. Ils n’avaient aucune idée de ce que j’étais vraiment. J’adorais la musique et les filles. Je me sentais totalement libre… mais aussi abandonné » avoue-t-il.
Yoshitomo Nara est né en 1959 dans une famille ouvrière vivant dans la banlieue semi-rurale de Hirosaki, au nord du Japon. Lors d’un premier voyage en Europe, en février 1980, alors qu’il a vingt ans, Nara est bouleversé par la découverte des peintures du haut Moyen Âge et de la Renaissance, des émotions fortes qui provoquent chez lui l’expérience d’une révélation, élargissant sa connaissance de la peinture aux impressionnistes et aux expressionnistes, s’intéressant également aux artistes de l’École de Paris. « Après avoir quitté le Japon, j’ai pris conscience que voir les choses du mont Fuji et voir les choses du mont Everest, c’est tout à fait différent » précise-t-il. Il réalise un second voyage en Europe en 1983. Diplômé de l’Université des Arts d’Aichi en 1987, il prend la décision de s’installer en Allemagne pour poursuivre ses études à la prestigieuse Kunstakademie de Düsseldorf de 1988 à 1993, intégrant à partir de 1991 l’atelier du peintre néo-expressionniste A. R. Penck (1939-2017) dont l’influence est rapidement visible dans l’approche formelle et l’imagerie de Nara, comme on peut le voir dans la toile « Tracer le chemin, suivre le chemin (Make the Road, Follow the Road) » datée de 1990, qui établit une mythologie personnelle. Penck va l’encourager à peindre sur la toile comme s’il dessinait. Il débute ainsi un passionnant et insolite ensemble de dessins exécutés à la peinture acrylique. Ne parlant pas un mot d’allemand, Nara replonge dans un état de solitude toutefois différent de celui de son enfance comme il l’explique lui-même : « La solitude que j’ai connue en Allemagne était différente de celle que j’avais vécue au Japon. C’était une solitude surveillée par rien ni personne. En fin de compte, au début je ne parlais même pas la langue ». L’artiste réalise alors la nécessité de communiquer à travers son art : « quand je dessine, ceux et celles qui cherchent à me comprendre peuvent franchir la barrière de la langue et commencer à saisir ma pensée après avoir contemplé mes tableaux. C’est pour cela, pour parvenir à cette compréhension, que je dessine chaque jour ». Il s’installe à Cologne en 1994. Très vite, la vente de ses tableaux le rend autonome, lui permettant de se consacrer entièrement à sa production plastique. Durant cette période fondatrice, il commence à synthétiser les cultures populaires japonaise et occidentale et, dès 1991, au cours de l’exposition annuelle des étudiants de la Kunstakademie, il présente un tableau qui va déterminer son style. On peut en effet y lire les prémices d’un langage pictural unique qu’il va élaborer durant douze ans, avant de rentrer au Japon en 2000.
Le parcours de l’exposition privilégie les rapprochements thématiques plutôt qu’un déroulé chronologique, visant à révéler qui Nara est en tant qu’artiste à travers l’évocation de sa pratique et des problématiques qui sont au cœur de son processus de création, qu’il s’agisse des motifs récurrents tels la flaque – « Dans la flaque la plus profonde II (In the Deepest Puddle II) » (1995) –, la maison au toit rouge ou la forêt, de son approche formelle évolutive, ou de ses techniques variées. L’exposition est une invitation au voyage dans l’univers sensible de l’artiste, une traversée dans quatre décennies de création plastique qui permettent de suivre son évolution stylistique. Bien qu’il se considère avant tout comme un peintre, Nara peut utiliser de nombreux médiums différents, que ce soit le dessin, la sculpture ou l’installation à l’image des ses environnements domestiques dont « Mon atelier de dessin » (2008), structure architecturale en bois peint recréant l’espace de son atelier, apparait comme l’aboutissement. À l’intérieur de cette cabane bringuebalante, au toit en taule multicolore, entouré de piles de dessins s’érigeant depuis le sol, un bureau accueille des figurines ainsi que des CD de musique mixée par Nara lui-même. Des peintures vernaculaires et des objets, accumulés depuis des années, viennent compléter le décor.
L’artiste place souvent ses inquiétants personnages d’adolescents dans des objets qui prennent la forme de boites ou de maisons symbolisant l’abri ou la protection, comme c’est le cas de « Trop jeune pour mourir (Too Young to Die) » (2001) où une jeune fille, passablement énervée et fumant une cigarette, se détache sur le fond bleu pastel d’une assiette géante. Cet objet commun du quotidien, qui n’est pas sans évoquer la forme du tondo très en vogue au cours de la Renaissance italienne, lui permet de créer un lieu sûr comme pour la « Fontaine de vie », monumentale sculpture motorisée reprenant la forme d’une tasse de thé traditionnelle, de laquelle émergent plusieurs têtes d’enfants coiffées de bonnets à oreilles de mouton. De leurs yeux coule de l’eau qui se déverse dans la tasse telle une source de larmes, un flux continu de tristesse. Loin de la fontaine de jouvence promettant la vie éternelle, c’est à un avenir incertain, traversé par les affres d’une vie dont seule la fin est connue d’avance, que l’artiste convie le visiteur.
Avec cette première grande exposition dans un musée de renommé mondiale, le Guggenheim assoit un peu plus la notoriété de Yoshitomo Nara, dont l’art pop a longtemps été tenu à distance des institutions culturelles internationales. En observant attentivement le vaste corpus pictural réuni pour l’occasion, on comprend assez vite qu’il s’agit en fait d’une réponse empathique aux personnes et aux lieux fréquentés, aux situations vécues jusqu’à maintenant. La série de catastrophes qui a frappé le Japon le 11 mars 2011, a affecté durablement les enfants de Nara. L’hostilité semble avoir quitté les regards, dévoilant une certaine vulnérabilité. Certains gardent les yeux clos comme la petite fille de « Dans le lac lacté / Celle qui pense » (2011), dont la réflexion ne peut cacher l’infinie tristesse qui se lit sur son visage. D’autres, pleurent à l’image de la fille aux yeux mouillés dans le récent tableau au titre évocateur : « Larmes de minuit (Midnight Tears) » (2023), ou semblent inquiets comme la fillette « Sortant de l’abri antiaérien (From the Bomb Shelter) » (2017). Yoshitomo Nara a une expression pour qualifier la vision intime qui invite à l’introspection faisant naitre chez le regardeur une profonde émotion : « Voir avec les yeux du cœur ». Elle semble aussi définir avec justesse sa façon d’être au monde.
1 A. R. Penck est le pseudonyme de Ralf Winkler. Peintre, graveur et sculpteur, allemand, il élabore son style dans les années soixante-dix, se servant principalement de lignes et de symboles graphiques qui rappellent la peinture rupestre, les calligraphies asiatiques, les graffitis.
2 Le grand tremblement de terre du Japon oriental a été suivi d’un tsunami qui a déclenché l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima.
Head image : Yoshitomo Nara
Mon atelier de dessin, 2008, chambre comprise (My Drawing Room, 2008, Bedroom Included), 2008
Installation, techniques mixtes. 301,5 Å~ 375 Å~ 380 cm env. Collection de l’artiste © Yoshitomo Nara, courtoisie de la Yoshitomo Nara Fondation
- Publié dans le numéro : 109
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- Du même auteur : Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi , Pierrick Sorin au Musée d’arts de Nantes,
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