Grégory et Cyril Chapuisat, Métamorphose d’impact #2
Découvrir une œuvre des frères Chapuisat, c’est faire l’épreuve de son propre corps, de ses propres sens, si l’on veut bien ou peut, selon ses capacités physiques, se prêter au jeu. Concepteurs-bâtisseurs de grotte, de belvédère, de tour gigantesque ou de labyrinthe, souvent construits à partir de matériaux simples comme le bois ou le carton, les artistes suisses ravissent par l’approche empirique de leur travail, entre sculpture et architecture, autant qu’ils effraient par une dimension parfois coercitive de leurs installations (claustrophobe et nyctophobe, s’abstenir). En effet, les visiteurs sont invités à ramper, à grimper, à se faufiler entre les parois souvent exiguës de leurs installations réalisées in situ, sollicitant autant la vue que le toucher ou l’ouïe. À l’image d’Hyperespace (2005), tunnels en carton à expérimenter dans le noir, Métamorphose d’impact #2, présentée au Life de Saint-Nazaire et réalisée dans le cadre d’Estuaire 2012, s’appréhende dans la semi-obscurité. Un sas introductif à la lumière noire permet à nos pupilles de se préparer à la vision nocturne, puis l’on nous guide jusqu’à la salle d’exposition sans souffler mot de ce qui s’y trame. Dès les premiers mètres, la perception est à ce point troublée qu’on hésite à avancer, une bande-son diffusée en continu et composée uniquement d’infrabasses participe d’une angoisse naissante.
Une masse noire se profile dans le vaste espace d’exposition, mais où exactement ? De quelle taille ? À quelle distance ? Difficile à dire. Puisque nos yeux font défaut, du moins pour le moment, le corps prend alors le relais. On se déplace à pas de loup et la main fait office de pare-chocs. Première prise de contact : une vaste structure de bois semble pousser vers le sol en un point unique et se concentrer en un petit halo de lumière rouge, douce et éthérée. La vue reprend peu à peu du poil de la bête mais c’est encore le corps qui est sollicité. En spéléologue improvisé, il faut découvrir le pot aux roses en rampant, en se contorsionnant jusqu’à l’entrée d’un trou d’où la lumière est émise et y pénétrer. Une fois à l’intérieur, on se tient debout et l’expérience est à son paroxysme : au-dessus de notre tête se laisse découvrir une cavité orangeoyante, recouverte de papier doré et froissé, donnant une texture accidentée, quasi minérale à la matière synthétique, proche de l’intérieur d’une améthyste, qui s’illumine à notre entrée. Véritable épiphanie de l’installation, cette anfractuosité déclenche un choc visuel d’autant plus fort que nous étions maintenus dans les ténèbres jusque-là. Dans ce cratère inversé semblent vibrer encore davantage les infrabasses, se concentrer l’énergie, en attestent les crépitements du papier. Une fois sorti de cette matrice, l’expérience ne s’arrête pas là, car Métamorphose d’impact #2 se révèle dans la lenteur pour donner lieu à un vertige à retardement : nos yeux, désormais habitués à l’obscurité, découvrent peu à peu une sculpture monumentale proliférante, composée de formes géométriques imbriquées, qui s’étend sur la quasi-totalité du plafond du Life, vaste greffe suspendue de vingt-neuf tonnes. Voilà dans quoi nous avons mis les pieds… et le reste du corps.
Les Chapuisat aiment à jouer sur l’ambivalence des choses. Ici, l’excédent de matière qui s’étale sur dix-sept mètres de long et sa réalité pondérale contredisent l’impression de flottement des débuts nyctalopes ; l’envers et l’endroit se confondent ; l’aspect brut du dehors tranche avec la préciosité du dedans ; le gigantisme escamote le minuscule, etc. Métamorphose d’impact #2 repose aussi sur le trouble entre le réel et le perçu. Durant les premières secondes dans ce vaste espace obscur, on ignore si l’on voit vraiment ce que l’on pense voir ou s’il s’agit d’images fantômes. C’est cet instant de doute quant au réel qui les intéresse, « ce moment magique où la vision se met à vibrer »[1], autant que la découverte de la forme finie, nouvelle prouesse du binôme.
Île volcanique renversée, cumulonimbus vrombissant présageant d’un orage imminent, coque d’un vaisseau fantôme en suspension (en résonance avec l’histoire du lieu, une ancienne base sous-marine), l’installation en trois temps fait fonctionner l’imaginaire à plein régime et soustrait un instant au monde extérieur pour mieux nous illuminer. Un pur moment d’extase.
[1] Entretien des frères Chapuisat par Olivier Kaeser et Jean-Paul Felley, in Planète Chapuisat, Revue « Le
Phare N°9 », Centre cuturel suisse, sept.-déc. 2011.
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- Du même auteur : Mathieu Mercier, Renaud Auguste-Dormeuil, Marie Voignier & Vassilis Salpistis, Fayçal Baghriche, Ida Tursic & Wilfried Mille,
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