r e v i e w s

Guilhem Roubichou

par Mya Finbow

« Codetta »  
5 février — 22 mars 2025 
Maison Salvan, Labège  

exposition – immersion – transmission – expérimentation 

À la Maison Salvan, Guilhem Roubichou déploie avec son exposition « Codetta » un parcours immersif structuré en quatre dimensions, que l’on pourrait interpréter comme autant de temporalités distinctes. À travers une mise en espace totale, il nous invite à voir, expérimenter et ressentir les multiples aspects de notre rapport au temps. Originaire d’un territoire rural marqué par le déclin industriel, l’artiste explore les décombres d’un passé laissé en suspens afin de façonner un espace de convergence où mémoire individuelle et collective se répondent. Loin de se limiter à une simple évocation mémorielle, son travail opère un dévoilement, il met en lumière ce qui habituellement s’efface ou demeure invisible.  

Dès l’entrée, « Codetta » instaure un dialogue entre les matières, les corps et les gestes. Un château de sable, incarnation ludique de l’éphémère, se délite lentement sous l’effet d’un brumisateur et condense à lui seul l’ambivalence des constructions humaines. Enfermée dans une cage en métal rouillée et intitulée Ruine à l’envers, cette pièce fait directement écho aux idées de l’artiste Robert Smithson, selon lesquelles les ruines ne naissent pas d’un processus d’érosion postérieur à la construction, mais habite toute architecture dès son émergence. Pour Guilhem Roubichou, ce château de sable symbolise alors la métaphore de notre première ruine à l’envers, celle de l’enfance ou la mémoire est encore en devenir. Le château, figure à la fois protectrice et fantasmatique, est voué à se dissoudre avant même d’avoir accédé pleinement à son statut d’édifice. 

Vue d’exposition « Codetta » de Guilhem Roubichou à la Maison Salvan, 2025. Photo : Vincent Boutin.

Avec un vocabulaire plastique fait de rebuts, Guilhem Roubichou détourne, assemble ou altère des éléments arrachés à leur fonction initiale. Des artefacts glanés dans l’ancienne briqueterie de son enfance constituent la matrice d’un dispositif sculptural et de simples étagères en acier se transforment en surfaces picturales sur lesquelles l’oxydation ou la rouille engendrent des formes organiques aléatoires. Ici, l’empreinte du temps s’inscrit dans la chair du matériau que l’artiste recycle comme un acte de résistance face à l’oubli, une tentative de réhabilitation du vestige, de ce qui demeure en marge. 

Souder, meuler, poncer. Chez Guilhem Roubichou, le travail manuel ne relève pas de la simple exécution technique, mais reflète là encore une forme de mémoire, celle-ci ancrée dans un héritage ouvrier que l’artiste réinvestit. Les matériaux qu’il emploie — métal, acide, fibre de verre, résine — sont choisis non seulement pour leur force expressive, mais aussi pour leur charge symbolique. Leur toxicité latente incarne le miroir des impacts délétères de l’activité humaine sur l’environnement. Ces actions répétées, laborieuses, parfois abrasives et ces matières rongées par le temps ou les traitements chimiques deviennent un langage par lequel l’artiste interroge les mutations économiques mais aussi sociales à l’œuvre dans les territoires dits périphériques.  

Si la poussière de brique projetée sur quelques murs de l’espace d’exposition entre en résonance avec les premières expressions pariétales de l’humanité — une forme de retour à l’origine, brute, instinctive — la peinture à l’acide qui s’y superpose devient, quant à elle, le marqueur d’une corrosion irréversible. Ce pourrait être, comme le suggère l’artiste, la dernière peinture de l’humanité, une peinture née de ses propres dérives, de ce qu’elle produit de plus toxique, de plus destructeur. Dans cet entrelacs de résidus, de poussières et de matières corrodées, se dessine une réflexion sur les dynamiques de l’obsolescence, l’accumulation des déchets, et les logiques extractivistes qui dictent aujourd’hui les conditions du vivant.  

Vue d’exposition « Codetta » de Guilhem Roubichou à la Maison Salvan, 2025. Photo : Vincent Boutin.

« Codetta », dont le titre emprunte à la terminologie musicale pour désigner un point d’arrêt, une transition entre deux mouvements, s’inscrit dans une logique de passage. Passage du temps, bien sûr, mais aussi d’un état à un autre, d’une matière à une forme, d’une étape à une autre dans la pratique de l’artiste, ou encore de l’enfance à l’âge adulte. Ainsi au sein de ce paysage marqué par la dégradation, l’artiste établit un contrepoint sensible en introduisant les dessins de son fils dans l’exposition. Découpées au plasma, les formes enfantines se métamorphosent sous le regard de l’artiste adulte, comme si elles avaient été traversées, voire déformées, par la rudesse du réel.  

En convoquant les gestes de l’enfant, puis ceux de l’adulte, Guilhem Roubichou instaure un dialogue intergénérationnel sur la responsabilité et la transmission. L’artiste interroge la manière dont se construit un héritage, non pas figé, mais mouvant, en constante reconfiguration. Que signifie, aujourd’hui, transmettre dans un monde fracturé par les crises écologiques, sociales ? L’artiste ne propose pas une réponse définitive, mais ouvre un espace de pensée où la transmission apparaît comme un passage de relais fragile mais essentiel. C’est dans cette posture que se joue peut-être une forme de réparation, ou du moins la possibilité d’un avenir à réinventer. 

L’expérience de l’exposition se poursuit au travers des matières sonores mais aussi olfactives qui imprègnent la galerie. Une bande son de 52 minutes, composée à partir d’enregistrements captés à la Maison Salvan ainsi que dans l’atelier de l’artiste en Ariège, se déploie à travers ses peintures, elle ne se rattache à aucun corps visible. Cette présence sonore, paradoxalement autonome, résonne en nous et agit comme une rémanence de l’absence, capable d’habiter un lieu. Dans la même mesure, l’artiste a conféré une odeur à chaque dimension explorée dans l’exposition : celle de la forêt résineuse de Chiberta à Anglet, imprégnée des stigmates d’un incendie récent ; l’atmosphère humide de la Briqueterie abandonnée de Saverdun ; le parfum de l’orage, lorsque la première pluie estivale vient frapper le sol chaud ; et l’odeur familière de son atelier en Ariège, imprégné des effluves des substances qu’il manipule quotidiennement. Dans ce dernier espace olfactif, un dispositif singulier réalisé avec des moteurs d’ordinateur synthétise les différentes temporalités de recherches et d’expositions passées dans un processus d’archivage des effluves. Au centre de l’installation, un extracteur d’air capture jour après jour dans une fiole l’essence de l’espace et porte la mention Air de la Maison Salvan, en hommage à la pièce offerte par Duchamp à son principal collectionneur dans les années 201 Guilhem Roubichou capte, cristallise, puis transmet les résonances d’un lieu, d’un espace traversé ou habité. Ces fragments de mémoire s’infiltrent dans la matière, imprègnent les surfaces, s’accrochent aux textures brutes et ainsi l’empreinte du vécu demeure, celle de la persistance des images, des odeurs, des souvenirs qui résistent et trouvent leur chemin jusqu’à nous.  

Vue d’exposition « Codetta » de Guilhem Roubichou à la Maison Salvan, 2025. Photo : Vincent Boutin.

1. Air de Paris, Marcel Duchamp 


Head image : Vue d’exposition « Codetta » de Guilhem Roubichou à la Maison Salvan, 2025. Photo : Vincent Boutin.


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