Guy de Cointet
M Museum, Leuven, du 17 septembre 2015 au 10 janvier 2016
De Guy de Cointet, on connaît plutôt les performances qui ont fait l’objet de nombreux reenactements depuis sa mort survenue en 1983, notamment la célèbre Tell Me de 1979 dont le plateau réunissant tous les accessoires / sculptures est présenté dans l’exposition et a servi de cadre à la lecture d’un texte de l’artiste (Esphador Ledet Ko Uluner!, 1973 — interprétation 2015) lors du festival Playground1. Eva Wittocx, alors directrice du festival, y avait programmé de nombreuses pièces du Franco-Américain avant d’être nommée au M Museum et de pouvoir lui organiser cette quasi rétrospective. Fasciné par le statut du langage et par ses modes d’apparition — bien qu’il ne fût pas véritablement un théoricien du langage mais plutôt un émigrant français immergé dans la très cosmopolite Los Angeles au milieu d’une population parlant toutes les langues possibles —, de Cointet, selon l’anecdote, était suspendu, plutôt qu’aux lèvres, à la gestuelle de ses nouveaux compatriotes dont il cherchait à deviner le sens des échanges à travers les intonations de voix et les mouvements des bras et des mains plutôt qu’à travers des paroles qu’il ne pouvait comprendre. Aurait-il été un précurseur de la communication non verbale ? Dans un sens oui, puisque ce qui ressort de ses performances, c’est le décalage entre le sens des paroles échangées dans les scénettes et les actions des acteurs sur le plateau (des actrices dans le cas de Tell Me), décalage qui met l’accent sur le « discours gestuel » dans les processus d’intellection, plus que sur les énoncés. Ses performances ont donc le mérite de rendre ces phénomènes beaucoup plus « parlants » que de longues digressions linguistiques.
Bien sûr, c’est aussi l’importance des objets qui continue à interpeller fortement toute une génération de jeunes artistes puisque, chez de Cointet, le statut de l’objet est fondamental, évoluant entre le « rôle » d’accessoire pour les performances et celui de sculpture à dimensions variables. Ces objets / sculptures prennent place dans un processus de signification globale, comme une espèce de syntagme au milieu d’une phrase, avant de retourner à leur statut d’objet inerte, une fois désactivés.
L’exposition au M Museum nous permet de plonger dans la genèse du travail d’un artiste qui débuta sa vie professionnelle dans une agence de publicité: les affiches réalisées à l’occasion de la première de Tell Me et surtout celle conçue pour le spectacle Ethiopia (1976) témoignent de son élégance et de sa maîtrise des codes du graphisme. Ce n’est donc peut-être pas un hasard s’il s’intéresse de si près à la fonction du langage et à ses codifications internes, toujours est-il qu’il examina de près les rapports entre la forme des symboles alphabétiques et l’esthétique de l’écriture qu’il s’ingénia à explorer dans tous les sens. S’appuyant sur de nombreux prêts en provenance du Centre Pompidou ou du musée des Abattoirs de Toulouse, l’exposition met en lumière l’amplitude d’un travail capable d’inventer des systèmes de cryptage dignes de l’univers de l’espionnage — qui devait certainement le fasciner2 — tout en étant capable de « jongler » avec les chiffres en leur faisant produire des « totaux » proprement stupéfiants. De Cointet ne s’est pas contenté d’inventorier intensément les possibilités combinatoires de l’écriture « alphabétique » (s’amusant également à écrire des deux mains, comme tout bon gaucher contrarié devenant ambidextre), il a aussi insisté sur le pur aspect esthétique de cette dernière, comme dans ce tableau (Sans titre, 1971) où il aligne quatre colonnes d’extraits de textes allant du manuel de médecine à la page de roman. Il est aussi capable de jouer indéfiniment avec les polices de caractères qu’il étire à la limite de la reconnaissance, dans une stylisation extrême qui retranche aux symboles le maximum de leur « matière », les rapprochant de l’alphabet morse — le plus abstrait de tous — pour lequel il éprouve également une grande fascination. C’est lorsqu’il mêle son écriture déliée à de petits signes minimaux, losanges, carrés, rectangles venant s’intercaler ou prolonger la ligne d’écriture et faisant dévier la signification des écrits vers une composition abstraite que les dessins de de Cointet acquièrent toute la puissance de leur délicate préciosité. Quant aux chiffres, ils ne sont pas absents de ses investigations, faisant l’objet de traitements particuliers, petits jeux arithmétiques dérivant vers des « dessins » aussi simples que jubilatoires, telles ces énigmatiques colonnes de chiffres ou encore ces additions « magiques » qui produisent des séries de 1 parfaitement alignés, mélange improbable d’esthétique et de mathématique. Il en est de même de cette extraordinaire « signature de Mahomet », ainsi titrée par l’artiste, qui trône à l’entrée de l’exposition en hommage évident à la civilisation arabe — créatrice du mot « chiffre » et intense productrice d’abstractions graphiques et calligraphiques — composée de deux demi-lunes entrelacées que nous sommes censés pouvoir tracer d’un seul geste… Les organisateurs ont eu la bonne idée par ailleurs de réimprimer le fameux ACRCIT, publication à la dimension hors-normes et véritable « pierre de Rosette » de ses projets, comme il se plaisait à l’appeler, qui réunit toutes les inventions systémiques de l’artiste, depuis ses pages d’écriture en miroir à ses pyramides de lettres alignées selon des agencements énigmatiques, en passant par les mots croisés et l’alphabet morse, installant définitivement cet artiste inclassable sur les rives d’un ésotérisme joueur et prolifique.
1 Playground est l’un des plus importants festivals de performances en Europe. Il a lieu tous les ans au mois de novembre au STUK de Leuven, une scène consacrée à la danse, à la musique et au son. (http://www.stuk.be/en/house-dance-image-and-sound)
2 La vie privée très discrète de de Cointet engendra de nombreuses rumeurs comme celle de son appartenance aux services secrets français…
- Publié dans le numéro : 80
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- Du même auteur : Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica, 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac,
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