r e v i e w s

Hadjithomas & Joreige

par Patrice Joly

J’ai regardé si fixement la beauté

Frac Corse, Corte, 7.07 – 24.10.2020

Le titre de l’exposition en dit déjà long sur un travail qui se place résolument du côté de la littérature et de la poésie, l’adverbe fixement peut même apparaître comme un véritable programme pour des artistes qui privilégient la mémoire, le temps et la riche histoire d’une Méditerranée qui imprègne profondément leurs œuvres. La directrice du Frac Corse, Anne Alessandri, souhaitait inviter le couple de Beyrouthins après leur avoir acheté une œuvre (En attendant les Barbares) mais aussi parce qu’il semble bien que la Corse et le Liban partagent, au-delà d’une histoire commune — celle de la Méditerranée et de tout ce qu’elle charrie en matière de récits, de mythes, de voyages imaginaires et d’exploits —, une situation en partie comparable qui est celle de territoires périphériques, plus ou moins délaissés par sa métropole pour la Corse, plus ou moins abandonné à son sort par ses anciens « parrains » pour le Liban. Pour les deux contrées, on imagine un même sentiment de défiance envers un néo-colonialisme enfoui toujours prêt à ressurgir, bien qu’en ce qui concerne la Corse il soit compliqué de parler de colonialisme. Au-delà de ces rapprochements d’ordre géopolitique, il semble exister chez les Corses comme chez les Libanais une nostalgie partagée d’un passé que l’on se plaît à imaginer glorieux pour les uns, plus apaisé et harmonieux pour les autres, mais aussi une nostalgie d’une communauté culturelle idéale, rêvée plus que réelle, dont les origines se perdent dans les limbes et les remous d’une mer traversée de part en part par d’innombrables peuples de marins, des Grecs aux Génois, des Normands aux Phéniciens.

Comme l’écrit la curatrice et donc directrice des lieux, l’exposition est un parcours narratif que ponctuent les œuvres comme autant de pauses nécessaires. L’œuvre d’Hadjithomas et Joreige est un plaidoyer en faveur d’une réconciliation des peuples qui bordent cette mare nostrum, d’une libération des esprits et des corps de toutes les menaces et de toutes les lourdeurs qui pèsent sur la grande majorité des peuples Méditerranéens, ce qui fait que cette narration a parfois les couleurs de l’utopie. Leur travail est profondément imprégné de tous les bouleversements qui affectent leur pays. Comment extraire de ce chaos une possible beauté, la préserver, la fixer, lorsque tout se dérobe sous vos pied, lorsque la catastrophe frappe un pays déjà éprouvé et fatigué par l’incurie de dirigeants uniquement préoccupés par la conservation de leurs privilèges ? La stratégie des artistes consiste entre autres à s’extraire du traitement habituel — mélange d’apitoiement et de spectaculaire — du malheur des autres : dans la vidéo Se souvenir de la lumière, il est bien évidemment question d’un drame qui endeuille la mer, qu’il n’est plus nécessaire de nommer et qui renvoie à notre impuissance et indifférence d’européens nantis. Hadjithomas et Joreige ne jugent pas, ne donnent pas dans le spectaculaire, ils se contentent d’une subtile approche qui permet de transfigurer le drame. Dans les profondeurs, la couleur disparaît à mesure que l’intensité lumineuse diminue. Cette disparition de la couleur des vêtements peut s’entendre comme le signe d’une perte d’identité : redonner de la couleur à ces corps en train de sombrer en les mettant dans la lumière d’un puissant projecteur est une manière, symbolique et poétique, de les faire revivre : certes, redonner de la couleur aux vêtements de ceux qui les ont portés ne permet pas de faire revivre les individus mais participe d’une espèce de cérémonial où il s’agit avant tout de lutter contre l’oubli… La beauté ainsi fixée participe d’un élan mémoriel sans tomber dans l’exploitation morbide des sentiments.

Joana HadJithomas, Khalil Joreige, ISMYRNA 
en conversation avec Etel Adnan, 2016.
vidéo HD, 50′, coproduction Abbout Productions, Sharjah Art Foundation, Jeu de Paume. Courtesy Joana HadJithomas & Khalil Joreige, Galerie In Situ, fabienne leclerc
© Joana Hadjithomas & Khalil Joreige

La poésie semble définitivement le seul remède à la violence des déracinements et des tourbillons de l’histoire. Ismyrne donne voix à la grande poétesse Etel Adnan dont la famille grecque dut s’exiler au Liban après la chute de l’Empire Ottoman ; sa vie ressemble à celle de Joana Hadjithomas dont la famille fut aussi sommée de quitter la ville, chassée par l’armée turque. Ni l’une ni l’autre ne connaissent Izmir autrement que par sa recréation imaginaire, à base de documents d’archives, de photos, de récits véhiculés par les membres de leurs deux familles, une matière qui devient le fond de leur dialogue, réflexion sur la transmission d’une mémoire et de destins confisqués sur fond d’évocation des bouleversements qui ont ébranlé cette ancienne perle de la Méditerranée. En attendant les Barbares est une photo animée —  technique qui consiste à filmer des photos superposées pour en faire une vidéo — et l’impression qui en ressort est celle d’une ville vibrante, respirant au rythme des changements d’heure et de luminosité. Là encore est convoquée, de manière plus métaphorique que brutale, l’idée d’une stratification de la population beyrouthine, sédimentation multiculturelle au fondement de son développement. Poésie encore que la volonté de redonner vie à cette épopée libanaise de la conquête de l’espace : The Golden Record est une tentative de réécrire le récit officiel de cette conquête par les deux superpuissances de l’époque en rappelant le projet spatial libanais de s’immiscer dans la grande histoire, tentative qui fut vite écartée par ces mêmes puissances. Enfin, la dernière étape de ce parcours nous ramène vers un des thèmes favoris des deux artistes, l’archéologie. Pour Where is my mind (2020), Hadjithomas et Joreige se sont appuyés sur la riche dotation en sculptures antiques du musée d’histoire d’Izmir, redonnant à ces statues décapitées de nouvelles identités via le « recollement facial » permis par les manipulations sur l’image, mais la prouesse technologique devient aussi la source d’une interrogation plus profonde sur le risque que ces technologies contemporaines nous font courir, une vidéo en forme de parabole sur la destinée de nos sociétés, de plus en plus dépendantes de ces grandes entreprises qui s’immiscent jusque dans la construction de nos identités.

Image en une et la suivante : Joana HadJithomas, Khalil Joreige, WHERE IS MY MIND?, installation vidéo, 2020. Trois écrans HD synchronisés 200 × 1100 cm. Image : Karl Bassil, Joana HadJithomas, Khalil Joreige. Effets visuels : Laurent Brett (Brett & Cie). Musique, mixage : Olivier Goinard ©Joana Hadjithomas & Khalil Joreige.


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