Hedy Lamarr – The Strange Woman
La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-Le-Sec
Commissariat : Marc Bembekoff & Nina Childress
Artistes : Christophe Berhault, Florian Bézu, Jean-Luc Blanc, Nina Childress, FranckDavid, Brice Dellesperger, Cyril Duret, Sylvie Fanchon, Marina Faust, Hedy Lamarr, Natache Lesueur, Katrin Plavcak, Camille Vivier
Dans une somptueuse villa bourgeoise de style néo-Renaissance, semblant artificielle au regard de ce paysage urbain froid, minéral et standardisé qui l’entoure, je regarde attentivement le portrait peint d’une femme. Il trône dans un grand séjour blanc immaculé. C’est un visage féminin, lisse, au teint clair, éclairé par une douce lumière qui souligne la beauté sans âge de ses traits. Il y a ces deux yeux verts, cernés de noir, qui regarde vers l’au-delà, et cette bouche rosée, pulpeuse et austère en même-temps. Ces cheveux bruns en volume sont tirés en arrière, retombant dans des mouvements de vagues sur sa nuque dénudée, qui est elle-même rehaussée par de luxueuses boucles d’oreilles en perles et une riche étole en vison. Impassible et mystérieux, le portrait semble presque aussi décadent que la maison qui l’accueille. Je m’interroge sur l’identité de cette femme sans expression. Serait-ce la riche propriétaire de la bâtisse ?
J’ai soudainement l’impression de me retrouver dans le synopsis d’un film d’Otto Preminger, et cette toile me fait penser au célèbre portrait de Laura (1944). D’ailleurs, le modèle de cette peinture est une actrice, Hedy Lamarr (1914-2000), qui brilla de tous ses feux pendant l’âge d’or d’Hollywood, avant de se faire éjecter par les rouages de la machine à rêves. Cette « admirable visage-objet », pour reprendre les mots de Roland Barthes, est l’œuvre de l’artiste franco-américaine Nina Childress, qui réalisa ce portrait en 2012. Cette toile est le réceptacle des désirs de l’artiste pour Hedy Lamarr. Elle venait de la découvrir à la Cinémathèque française : « J’ai été fasciné par cette actrice que je ne connaissais pas et que je trouvais d’une beauté incroyable […]. Généralement dans des moments comme ça, j’ai envie de faire une peinture […]. Je l’ai peint, mais j’ai senti que je n’avais pas réussi à atteindre ce que je voulais transmettre de mon attachement à ce personnage ». Réduite ainsi à son visage, à ses cheveux, à ses épaules, l’actrice reste bloquée dans une position d’évanescence, à la fois parfaite et éphémère. Cette première peinture et le sentiment frustration que cette représentation évoque sont pour l’artiste le point de départ d’une intense recherche qu’elle va mener durant plusieurs années sur ses traces.
Hedy Lamarr – The Strange Woman, présenté à La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-Le-Sec, est une très belle exposition qui fait suite à cette enquête, réalisé sous le commissariat de Nina Childress et Marc Bembekoff. Leur entreprise curatoriale se situe dans une forme de démarche barthésienne autour du « mythe aliéné » qu’est le « visage d’acteurs ». Ils ont convié douze artistes à exposer chacun leur vision subjective à partir de la figure de l’actrice. En entremêlant une riche sélection d’œuvres existantes en amont et produites à l’occasion (peintures, sculptures, photographies, vidéos, etc.), l’exposition embrasse un large spectre de possibilités autour des différentes notions, telles que l’iconographie et le décoratif, la passion et l’obsession, le simulacre, ou encore le geste queer de la réappropriation et du travestissement.
L’intérêt de Nina Childress pour l’actrice s’est intensifié avec la découverte d’une activité picturale amatrice qu’Hedy Lamarr pratiquait en dehors des studios de cinéma. Ces activités artistiques déviantes ont toujours été au cœur des réflexions esthétiques portées par l’artiste. Dans ce cas, elles apparaissent comme de nouveaux outils de compréhension pour aborder l’histoire de la star de manière inédite. N’apparaissant plus comme un simple objet passif à la merci de l’industrie cinématographique et patriarcale, Hedy Lamart devient elle-même productrice d’un geste artistique d’affirmation de son individualité. Bird est une reprise d’un des dessins de Lamarr, que Nina Childress a réalisé à partir d’une capture d’écran tirée d’un documentaire. Elle y rajoute toutefois son propre choix de couleur qui reste purement subjectif.
À partir de l’iconographie du célèbre péplum Samson et Dalila (1949), Cyril Duret présente une série de trois sanguines. Cette technique désuète du dessin dialogue parfaitement avec le caractère maniériste et grandiloquent des décors faussement antiques du film. La figure de Lamarr semble s’y confondre dans un jeu de planéité. Cette recherche autour du décor de carton-pâte est également développée par Florian Bézu à partir d’un certain nombre de maquettes de style néogothique qu’il a produit en céramique. En se situant à l’intersection entre la maison de poupée et le décor de cinéma, elles prolongent les différentes facettes de la personnalité de l’icône. Un principe également utilisé par Katrin Plavčak dans son important paravent en bois peint, signifiant le caractère factice du dispositif théâtral. Elle confronte l’actrice avec d’autres grands noms du cinéma hollywoodien et évoques plusieurs épisodes de sa vie tumultueuse.
Ces objets sont des simulacres, dans le sens où l’entend Joséphine Jibokji : « des objets nés de l’imagination, des relations entre images composées de fragments hétérogènes, des réalités […], de souvenir et d’inventions ». Possédant un fort pouvoir critique, ils repensent notre rapport aux représentations qui nous entourent.
En raison de son exubérance et de sa forte personnalité, Hedy Lamarr est devenue pour la communauté gay une icône importante. Déjà en 1966, Andy Warhol avait utilisé la figure de l’actrice, pour son image glamour et sulfureuse, dans son film hommage Hedy. Le rôle de l’actrice vieillissante et décadente était incarné par une de ces muses, le drag queen Mario Montez. Cette esthétique Camp qui collait à la peau d’Hedy Lamarr est également inscrite dans l’exposition.
Jean-Luc Blanc présente un sublime portrait de l’actrice en vamp dans sa toile Idealifix. Il surjoue les codes d’une féminité féroce et exacerbée. Hedy Lamarr y est représentée dans une pose lascive et provocante, semblant défier la morale par son simple regard. Cette iconographie hollywoodienne avait transformé l’actrice en une figure féminine essentialisée et archétypale que s’est réapproprié l’univers du drag et du travestissement. Dans le court film Body Double, Brice Dellsperger propose une comparaison entre Hedy Lamarr et Wonder Woman. Reprenant les codes de la série culte des années 1970, il a filmé pour l’occasion son interprète qui se balade dans l’espace d’exposition de La Galerie, passant d’une figure à l’autre, dans un jeu de transformation baroque et drôle. Natacha Lesueur s’amuse également de ce geste de transformisme. Elle a produit spécialement pour l’exposition la photographie Hedynina. Comme son nom l’indique, l’œuvreassocie Nina Chlidress avec Hedy Lamarr. À partir d’une esthétique volontairement kitsch, la photographe a fait poser l’artiste sous les traits de son idole, habillé d’une extravagante robe de mariée et couronnée d’un diadème céleste.
Cette photographie incarne sans doute un des aspects les plus essentiels de cette exposition : « Et ce que j’ai cherché en tout ceci, ce sont des significations. Est-ce que ce sont mes significations ? Autrement dit, est-ce qu’il y a une mythologie du mythologue ? » En cherchant à percer le mystère qui entoure Hedy Lamarr, Nina Childress a développé une profonde compréhension sur sa propre fascination pour l’actrice hollywoodienne, et réussi surtout à nous emmener avec elle dans cet univers cinématique flamboyant et décalé.
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1 Roland Barthes, Mythologie, Paris : Édition du Seuil, 1957, p. 75.
2 Roland Barthes., Ibid., p. 28.
3 Joséphine Jibokji, Objets de cinéma : de Marienbad à Fantômas, Paris : Institut national d’histoire de l’art / CTHS, 2019, p. 11.
4 Roland Barthes., Ibid., pp. 9-10.
Head Image : Vue de l’exposition « Hedy Lamarr – the strange woman », 2022 Photo © Salim Santa Lucia, 2022 © Adagp Paris 2022
- Publié dans le numéro : 103
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- Du même auteur : Se perdre sans peur dans l’œuvre de Carla Adra., Jeremy Deller à Rennes, Daniel Pommereulle et Mathis Altmann à Pasquart, Basim Magdy au FRAC Bretagne, Emma Seferian au CAC Passerelle,
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