Crazy Toads, Carlotta Bailly-Borg et Cécile Bouffard au CAC Brétigny
Crazy Toads, Carlotta Bailly-Borg et Cécile Bouffard avec l’ Ǝcole, 15.01 – 01.04.23, CAC Brétigny
L’exposition Crazy Toads peut se lire comme un paysage d’affinités entre Carlotta Bailly-Borg et Cécile Bouffard. Affinités iconographiques et référentielles d’abord, partageant des sources prémodernes, des manuscrits enluminés aux figures marginalisées comme celle du.de la colporteur·euse, elles sont aussi liées par un cercle d’amitié, et partagent donc des affinités sociales, intellectuelles, humaines formant un langage commun qui anime et traverse l’exposition. L’une et l’autre puisent dans des rationalités alternatives, celles du mysticisme, du spiritisme, des médécines douces, des savoirs féministes et portent leur attention aux marges, à la folie en détournant des codes classiques de représentation et de narration. La série Honesty de Carlotte Bailly-Borg met en scène des moines copistes, empruntant à leur représentation certaines conventions, ainsi dessinés sous leur profil droit, pour respecter le sens de lecture, mais leurs attitudes et comportements deviennent rapidement déroutants et grotesques, quand l’un se retrouve à quatre pattes, ou quand un autre se lèche l’orteil.
Le décalage des formes folkloriques connues et identifiables auxquelles les deux artistes ont recours – sabots, jougs des bœufs, bas-reliefs – se joue aussi dans les croisements avec d’autres références, ancrées dans notre réalité postmoderne. Les trois sculptures Fond de Sympathy de Cécile Bouffard, ouvrent leur gueules béantes, ruisselantes de glaires, et laissent poindre à leurs contours la figure des Tamagotchi. Les Golden bobinettes entremêlent une glotte ou peut-être une cloche en suspension tenue par des morceaux de tissus nouées en une corde qui n’est pas sans rappeler les « yoyo » qu’utilisent les prisonnier·ières pour se faire passer des objets ou des messages. La peinture murale Neurose réalisée in-situ par Carlotta Bailly-Borg offre elle aussi plusieurs niveaux de lecture. Entre ses nœuds non-fonctionnel se déroule un boyau, ou un câble, peut-être un tube permettant de voyager dans l’espace et le temps, à moins que ce ne soit un cordon ombilical, ou encore la galerie d’une fourmilière. À rebours d’une pensée unique, d’une vérité absolue d’interprétation, les deux artistes laissent volontairement planer le doute sur leurs pièces, par ces allers-retours et courts-circuits entre les signes et symboles, donnant ainsi au visiteur·euse toute sa liberté de compréhension, piochant dans ses propres références et écoutant son intuition.
Ainsi, au lieu d’un discours normatisé sur les œuvres, c’est l’humour qui s’impose comme l’une des clés d’entrée dans leur pratique. Il infuse chacune des œuvres, de leur titre – comme l’oxymorique High by phlegme de Cécile Bouffard, qui par ses jeux sémantiques mélange pic d’énergie, flemme et liquide organique – à leur composition, avec ces grenouilles qui semblent faire du tobogan dans la peinture murale ou cette saturation de figures mi-humaines mi-amphibiennes assemblées en bacchanale sur les bas-reliefs In a Solid State et In a Solid State, with Frogs de Carlotta Bailly-Borg. Il repose aussi sur des contrastes et des oppositions, par exemple dans la série Honesty représente pour la première fois dans le travail de peinture de Carlotte Bailly-Borg des silhouettes masculines, des moines supposément chastes, dont le métier de copiste produit pourtant une forme de reproduction. Leurs allures volontairement bedonnantes et lubriques tranchent avec des éléments, comme la tonsure ou encore la coule en toile de bure, qui signalent pourtant leur renoncement à la séduction et à la sexualité.
Humour et ironie font aussi faire la paire, et des critiques potentielles semblent poindre, à peine suggérées, que lae visiteur·euse pourra saisir ou non. Avec babosa babosa, Cécile Bouffard plaide pour la lenteur et la nonchalance, se réappropriant une insulte espagnole qualifiant les personnes jugées trop lentes, et nous invite peut-être à saboter nos rythmes de travail effrénés. En effet, mi-avortons, mi-sabots, les formes flottant dans des grandes bandes de tissus blanc, convoquent aussi bien le sabotage d’une prise de parole par le bruit des sabots frappés au sol, que celui des unités de production par des ouvrier·ères en grève cassant les machines avec leurs sabots.
Les deux artistes partagent aussi une similitude dans les échos fait au corps, qu’il soit présent par la figuration comme les moines de Carlotta Bailly-Borg, ou de façon plus abstraite et métonymique chez Cécile Bouffard. Parfois érotique, parfois biologique, on le retrouve pour ses contours mais également pour ses organes – l’intestin par exemple – et ses fluides, et il glisse parfois même vers des hybridations animales et batraciennes. La figure du crapaud, qui donne son titre à l’exposition, charrie un imaginaire mental qui traverse les siècles, du blason du diable, au sabbat, mais aussi un imaginaire texturé, du visqueux, au baveux, qui se retrouve dans les techniques utilisées, par Cécile Bouffard notamment. Chaque sculpture est une superposition de couche de bois taillées, jusqu’à obtenir un certain relief, qui sera ensuite peint ou colorié, parfois recouvert de silicone. Ce procédé très pointu, qui emprunte à des formes artisanales du travail de la matière, vient lui aussi perturber les sens et brouiller les lectures visuelles et sensorielles des œuvres.
Enfin, l’espace de l’exposition se retrouve lui-même tout entier baigné de ces multiples affinités, car les œuvres y prolifèrent et s’y disséminent par des jeux de hauteurs, des variations de strates, ici à la manière d’un petit jardin ou là comme des écrans de projection laissés vides. Aux détours de ce paysage, au gré de quelques contorsions, les œuvres, malicieusement, se laissent découvrir en plein conciliabule.
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Head image : Carlotta Bailly-Borg, Honesty (self portrait as a monk) et Honesty (young monk), 2022.
Vue de l’exposition « Crazy Toads », Carlotta Bailly-Borg et Cécile Bouffard avec l’Ecole. Commissaire : Céline Poulin. CAC Brétigny, 2023. Photo : Aurélien Mole.
- Publié dans le numéro : 103
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
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