Hendrik Hegray aux Bains-Douches
Hendrik Hegray, Tout Smoke, Les Bains-Douches, Alençon.
La vilénie des formes dessinées n’a de cesse de saisir notre intention. Ce sont des masses amorphes et organiques, possédant mille protubérances, des choses à l’humanité vacillante. Ici, la frontière est mince entre les simples macules accidentelles et la formation du corps fini. Ces multiples visages offrent au spectateur une ribambelle d’expressions obscènes et drolatiques. Cette cohorte des créatures incomplètes se laissent dévisager. Avec abnégation et sans pudeur, ils s’offrent à notre regard. Ambroise Paré n’écrivit-il pas : « Il y a des choses divines, cachées et admirables aux monstres. »
L’excessivité maitrisée pourrait bien être l’orientation amorcée par Hendrik Hegray, lors de sa dernière exposition au centre d’art Les Bains-Douches d’Alençon. Le titre de la manifestation abonde d’ailleurs en ce sens : Tout Smoke. Cet excès, c’est d’abord celui de la productivité frénétique de l’artiste. Pour la première fois, Hendrik a créé spécialement pour l’exposition un très grand nombre de dessins inédits. Visuellement, cette générosité du faire se traduit dans l’accrochage des Bains-Douches. De part et d’autre de la galerie, les murs blanc immaculé regorgent d’un alignement sériel et ordonné de dessins accrochés par dizaines, directement punaisés. L’austérité de ce dispositif n’est qu’apparente, car elle permet de maîtriser le monstrueux bestiaire qui regorge dans les œuvres. Cette rigueur formelle réussit, à la fois, à isoler notre regard sur chaque œuvre, tout en permettant la confrontation.
L’excès dégouline abondamment depuis cette phase expérimentale de la création. L’œuvre formelle se situe dans un équilibre aigu entre une abstraction baveuse et une figuration premières. Tout semble partir du trait hasardeux. Se baladant sur la feuille de papier, il dessine à l’encre de chine les contours indéfinis d’une non-forme, d’un non-corps incarné. Ce geste graphique est expérimental, régressif et libératoire. Le gribouillage est l’un des aspects les moins contrôlés de la pratique du dessin. Cette liberté dans la non-maitrise s’approche de l’automatisme surréaliste. Certaines des formes d’Hendrik évoquent d’ailleurs les énigmatiques taches d’André Masson. Ensuite, l’artiste attribue à chaque silhouette invertébrée un certain nombre d’éléments anatomiques, dans une phase disons d’humanisation, plus ou moins figuratifs. L’on devine alors sur le papier l’allure d’un œil, le contour d’un nez ou l’ombre d’un pied. Ces macules sont devenues des êtres hybrides, des créatures atrophiées, qui souffrent en silence de leur non-finitude.
Ils sont les victimes de cette « harmonieuse discorde » dont parlait Antonin Artaud, le même qui évoquait dans Pour en finir avec le jugement de dieu (1948), le fantasme d’un « corps sans organes ». Membres sectionnés, têtes détachées du corps, tous ses corps mutilés qui peuplent les dessins du poète surréaliste témoignent de son obsession pour la destruction du corps que seul l’art peut reconstruire par le geste graphique. Hendrik Hegray est le digne héritier de cette conception esthétique « expulsatoire » de l’art. Ces gribouillages semblent avoir été directement excrétés depuis son imagination vers le support du papier, dans une expérimentation jouissive et libératrice. L’obscénité n’en est d’ailleurs pas absente. Dans certains desseins, des verges et des mamelons disgracieux, isolés d’un corps ou rattachées à lui de manière absurde, expulsent sans retenue une visqueuse substance séminale et laiteuse de leurs orifices.
Cette passion du barbouillage graphique apparaît pour Hendrik comme un retour aux sources. Pratiqué depuis son adolescence, le dessin est la colonne vertébrale de sa pratique artistique protéiforme. Dans le choix d’investir des petits formats, il revient vers un geste originel. Depuis la fin des années 1990, il est l’auteur de nombreux fanzines. Ces publications à faibles tirages outrepassent le cadre strict du dessin pour sonder les possibilités de la photographie et du collage sur papier. Dans certaines productions présentées dans l’exposition, on retrouve d’ailleurs cette incrustation d’éléments photographiques et publicitaires issues de magazines. Hendryk digère à la fois des références de la culture mainstream, vernaculaire et underground et de sa propre fascination pour les pratiques de syllogomanie des créateurs de l’art brut. Son histoire d’« outsider » de l’art, qui s’est formée avant tout par le mode de l’autoédition, mais aussi de la musique expérimentale, est primordiale pour comprendre le parcours formel et la liberté plastique de l’artiste.
Si Tout Smoke est principalement une exposition consacrée à la pratique du dessin, Hendrik a voulu offrir une confrontation avec d’autres médiums. Il présente une petite sélection d’objets trouvés, évoquant encore une fois l’univers assemblagiste cher à l’artiste de l’art brut. Un pneu imposant de voiture est posé à même le sol de la galerie. Plus loin, le bas du corps féminin d’un mannequin atrophié tient en équilibre contre le mur. Il ne reste plus qu’une jambe sur les deux, mais le membre absent est remplacé par une augmentation métallique. Il expose également une de ces sculptures dans une vitrine en verre. Celle-ci fut recouverte de scotch qui a pourri au fil des années. Elle est devenue une indéfinissable chose, un cocon organique. En jouant avec la morphologie et les métamorphoses érotiques dans d’aberrantes chimères graphiques et sculpturales, l’artiste dérègle volontairement notre regard sur l’anatomie et le désir/dégout qui en découle.
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Head image : Tout Smoke, Hendrik Hegray, Les Bains-Douches, Alençon.
Photos : Romain Darnaud
Courtesy : galerie Valeria Cetraro, Paris
- Publié dans le numéro : 103
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- Du même auteur : Se perdre sans peur dans l’œuvre de Carla Adra., Jeremy Deller à Rennes, Daniel Pommereulle et Mathis Altmann à Pasquart, Basim Magdy au FRAC Bretagne, Emma Seferian au CAC Passerelle,
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