r e v i e w s

Hilma af Klint

par Patrice Joly

Hilma af Klint  
Musée Guggenheim Bilbao 
18 octobre 2024 — 2 février 2025 

Le musée Guggenheim de Bilbao présente une rétrospective d’Hilma af Klint du 18 octobre 2024 au 2 février 2025. Depuis que ses œuvres ont été révélées au grand public dans les années 1980, l’artiste suédoise bénéficie d’une attention extrême, pour ne pas dire d’un véritable culte, depuis sa disparition en 1944. Comment expliquer une telle ferveur ? Certainement que son itinéraire artistique et sensible y est pour quelque chose, la native de Stockholm ayant notamment exigé que ses œuvres ne soient ni divulguées ni exposées pendant dix ans après sa mort ; cela participe de l’établissement d’une légende qui n’a cessé de s’amplifier au fil de ses redécouvertes et consécrations successives. Mais ce serait réduire la portée de son œuvre à cet aspect pour le moins anecdotique. La plupart de ses admirateurs lui reconnaissent un rôle majeur dans l’invention de l’art abstrait, à la hauteur de contemporains masculins qui, en leur temps, ont bénéficié d’une valorisation internationale alors qu’af Klint réservait ses découvertes aux rares élu·es pouvant avoir accès à ses tableaux. L’autre aspect de son œuvre, qui a contribué à faire d’af Klint une figure universellement acclamée, c’est certainement le contenu d’une peinture qui fait explicitement référence à son attachement à un spiritualisme empruntant à divers courants, dont le rosicrucisme, la théosophie et l’anthroposophie. Mais il ne faudrait cependant pas passer au second plan l’extrême inventivité formelle d’une artiste qui a su produire des formes et des formats résolument disruptifs pour l’époque. 

Hilma af Klint, Grandes peintures de figures, Série WU/Rose, Groupe III (De stora figurmälningarn, Serie WU/Rosen, Grupp III), no 6, 1907. Huile sur toile, 162,5 x 139,5 cm. Courtesy The Hilma af Klint Foundation, Stockholm, HaK 43 © The Hilma af Klint Foundation, Bilbao 2024.

Af Klint a pourtant débuté sa carrière de manière assez classique, après avoir suivi les cours de l’Académie royale suédoise des beaux-arts où elle a appris à peindre selon les canons en vigueur. Elle a commencé à produire des peintures figuratives, à l’instar de celle qui est exposée dans la première salle du musée et qui fait montre d’une indéniable virtuosité, s’inspirant alors de peintres français comme Corot (Summer Landscape, 1888). Ses premières incursions dans l’abstraction rencontrant peu de succès, elle décide de ne plus les montrer qu’à un petit cercle de proches qui partagent ses visions en matière scientifique et spirituelle. À partir de 1906, elle se lance dans la réalisation de son grand œuvre, une série de tableaux grand format destinés à recouvrir les murs du temple dédié à la pensée théosophique : Paintings for the Temple. 

Partant d’une fusion entre figuration et abstraction, dans ses premières expérimentations hors représentation, l’artiste se débarrasse presque entièrement au fil du temps de la dimension figurative, pour ne plus s’attacher qu’à des productions abstraites. Elle privilégie notamment une abstraction géométrique qui englobe l’ensemble de la toile, à la différence d’un Kandinsky qui, à la même époque, déploie les motifs géométriques dans des compositions expressionnistes s’appuyant sur l’intensité de la couleur, alors que la Suédoise emploie une palette résolument plus feutrée. À l’instar du peintre russe cependant, af Klint tente de partager ses valeurs spirituelles qui, elle en fera l’expérience à ses dépens, ne sont pas près d’être reçues par un public suédois encore fidèle à la représentation1

Hilma af Klint, Les dix plus grands, Enfance, Série sans titre, Groupe IV (De tio största, Barnaåldern, Saknar seriebeteckning, Grupp IV), no 1, 1907. Tempera sur papier monté sur toile, 322 x 239 cm. Courtesy The Hilma af Klint Foundation, Stockholm, HaK 102 © The Hilma af Klint Foundation, Bilbao 2024.

La peinture de Klint reflète fortement les influences intellectuelles et scientifiques qui imprègnent la société de la fin du xixe et du début du xxe siècle, notamment les théories de Darwin sur l’évolution qui continuent de susciter de nombreux débats un demi-siècle après leur publication, mais aussi les pensées plus ésotériques comme le rosicrucisme, la théosophie ou encore l’anthroposophie, pour laquelle elle décide de produire une série de grands tableaux destinée à recouvrir les murs d’un temple dédié à cette discipline, les fameuses Paintings for the Temple, « le cycle ambitieux qui allait la caractériser », selon les mots de Tracey Bashkoff2, curatrice en chef du Guggenheim de New York. Un temple qui ne sera jamais construit. Cependant, elle gardera tout au long de sa vie un lien assez étroit avec Rudolf Steiner, fondateur de l’anthroposophie, bien que la rencontre avec ce dernier lui laisse une impression mitigée due à son absence d’enthousiasme face à des productions qu’il estimait être trop de nature médiumnique et pas assez orientées vers l’introspection. Une réaction de la part d’une personnalité extérieure respectée qui la poussa peut-être à réserver ses présentations au cercle restreint de ses proches.   

L’exposition au Guggenheim retrace un itinéraire artistique intimement lié à l’évolution de ses influences spirituelles qui ne feront que s’affirmer tout au long de sa vie. Structurée de manière chronologique, elle présente les débuts très académiques de l’artiste, son influence de la peinture française impressionniste et, dans cette même salle qui ouvre la visite, montre des peintures « fusionnelles » marquées par la figure du cygne, symbole alchimique de la « grandeur de l’esprit », selon la fondatrice de la théosophie moderne Helena Blavatsky. La spiritualité d’af Klint prend sa source à l’orée de sa carrière, marquée par les expériences de spiritisme qu’elle mène au sein du groupe The Five, constitué d’artistes femmes qui se sont rencontrées à l’Académie royale des beaux-arts. The Five partagent une vision de l’art destiné à améliorer le sort d’une humanité disloquée lors d’un chaos initial. Les cinq jeunes artistes reçoivent des messages au cours de séances de transe qui sont ensuite transposées sur des carnets sous la forme de dessins automatiques. Il est clair que cette époque décisive dans la formation intellectuelle et sensible de la jeune artiste, lestée de mysticisme et fortement teintée d’occultisme, marquera l’ensemble de sa création artistique à venir. Paintings for the Future montre très clairement les étapes de l’évolution d’une peinture, en donnant largement accès à tous les grands cycles d’af Klint, de Primordial Chaos Canvases à The Eros Series et The Large Figure Paintings en passant par ses fameux carnets pour finir par l’éblouissante série The Ten Largest, que de rares musées ont la capacité de mettre en scène : une exposition dont la précision scientifique permet de reconsidérer la position d’une femme artiste, qui, tout en étant éloignée des principaux centres de la vie artistique et intellectuelle de ce xxe siècle naissant a réussi à imposer, à contre-courant de toutes les conventions représentationnelles en cours dans son pays d’origine la Suède, l’idée révolutionnaire de l’abstraction picturale.  

  1. « Comme Kandinsky, af Klint souhaitait que ses œuvres communiquent des valeurs spirituelles, voire des messages et, comme lui, elle ne s’attendait pas à ce que son public contemporain comprenne cette nouvelle approche de l’expression artistique. » Andrea Kollnitz, « Questionning the Spiritual Art », in Hilma af Klint, Paintings for the Future, New York, Musée Guggenheim, 2018, p. 75. 
  2. Tracey Bashkoff, « Temple for the Paintings », op. cit., p. 17. 
Hilma af Klint, Évolution, Série WUS/L’étoile à sept branches, Groupe VI (Evolutionen, Serie WUS/Sjustjärnan, Grupp VI), no 16, 1908. Huile sur toile, 102 x 133 cm. Courtesy The Hilma af Klint Foundation, Stockholm, HaK 84 © The Hilma af Klint Foundation, Bilbao 2024.

Head image : Vue d’exposition Hilma af Klint, Musée Guggenheim Bilbao, 18.10.2024 — 02.02.2025.


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