Houellebecq photographe
Before landing au pavillon Carré de Baudouin, jusqu’au 31 janvier 2015.
De Michel Houellebecq on savait qu’il était capable de passer de l’écriture au cinéma et même à l’art contemporain. On le savait moins capable de s’enthousiasmer sur la photographie ou plutôt d’en être un véritable pratiquant, même si l’ouvrage goncourisé La carte et le territoire avait mis en évidence un intérêt indéniable pour la photographie, à travers le personnage de Jed Martin qui, dans le roman, passe brutalement d’une pratique de photographe à celle de peintre pour revenir à ses premières amours à l’issue d’une nouvelle révolution personnelle. Quand bien même Houellebecq, dans ce dernier ouvrage, semble maîtriser profondément les enjeux d’une discipline à travers la description des doutes et des tensions qui minent le héros — à la différence d’autres ouvrages où la question de l’art est abordée de manière secondaire, comme dans La possibilité d’une île où le héros passe du statut peu enviable d’artiste sans grand succès à celui de gourou, posture dans laquelle ce dernier semble nettement plus épanoui — nous étions loin d’imaginer que Houellebecq photographe puisse produire des œuvres qui aillent au-delà de l’illustration de ses thèmes littéraires favoris. Certes, il n’est pas le premier écrivain tenté par le passage d’un médium à l’autre hors de celui dans lequel il semble avoir atteint des sommets de justesse et de reconnaissance. Nous ne sommes pas du tout persuadés par ailleurs qu’un artiste doive se cantonner à la forme d’expression qui semble lui aller le mieux ou plutôt à celle qui semble opérer pour le mieux quant à sa visibilité : « l’unidisciplinarité » en question semblant plus obéir au final à des prescriptions d’ordre mercantile qu’à une logique de création détachée de toute arrière-pensée, le produit « livre » s’écoulant bien plus facilement avec un écrivain « régulier » pondant des romans à un rythme annuel ou bisannuel capables de fidéliser une « clientèle » de lecteurs ; il est assez difficile cependant de vouloir cataloguer un créateur comme Houellebecq et de savoir s’il s’agit en l’occurrence de stratégie, de posture ou tout simplement de profondes envies qui le poussent à expérimenter tous azimuts [1].
Depuis ses premiers vrais succès d’édition — Les particules élémentaires marquant une véritable inflexion dans les chiffre des ventes— l’auteur semble être passé maître dans l’art du zigzag disciplinaire, passant allégrement de l’art contemporain en 2007 [2] alors qu’il était invité à participer à la Biennale de Lyon, au cinéma où il se place tantôt derrière la caméra (lorsqu’il porte à l’écran son roman éponyme La possibilité d’une île) tantôt devant (comme dans L’enlèvement de Michel Houellebecq où il joue son propre personnage [3]). À chaque fois, ses incursions dans les autres domaines de la création viennent bousculer des codes dont il arrive à maîtriser presque immédiatement les tenants et aboutissants et, moitié par ce qui peut apparaître comme de la candeur, moitié par une espèce d’implacable jusqu’auboutisme, qu’il finit par retourner littéralement. Ainsi, dans L’enlèvement…, c’est le format du docufiction qui est bouleversé de fond en comble : contrairement à l’habituel schéma qui finit par rendre les ravisseurs sympathiques, ici, c’est d’emblée la figure du bonhomme qui centralise l’attention au détriment de ravisseurs qui deviennent d’une certaine manière ses assistants, se pliant à ses demandes parfois exorbitantes, allant même jusqu’à lui assurer les services d’une « fille ». Houellebecq « se contente » de trimballer avec lui son mal de vivre, ses faiblesses, sa mélancolie, son insatisfaction chronique mais aussi ses exigences culinaires et une espèce de minimum syndical livresque qu’il arrive à imposer « naturellement » à ses kidnappeurs. On a le sentiment qu’il ne force pas le trait, s’adaptant sans trop de problèmes à sa nouvelle condition de kidnappé dont les contraintes (absence de lectures dignes de ce nom, impossibilité de fumer et de se déplacer comme il veut) sont au final peu dérangeantes au regard de l’expérience inédite qu’il a l’opportunité de vivre et qui lui procure de nouvelles sources d’excitation (sexuelle mais aussi « mécanique » comme lorsqu’à la fin du film le ravisseur lui laisse essayer la grosse voiture qui les ramène à Paris et qu’il pousse à son maximum sur l’autoroute).
En ce qui concerne Houellebecq photographe, l’histoire est encore plus ancienne et correspond à un intérêt profond puisque, dès son adolescence, il en avoue une pratique amateur et la possession de multiples appareils. Dans « Before Landing » cependant, son exposition au pavillon Carré de Baudouin, c’est à un degré supérieur de porosité entre les différentes facettes d’un talent polymorphe que l’on se trouve confronté, à une réelle continuité entre une pratique largement décrite dans La carte et le territoire, et la vie de l’écrivain, comme si les différentes temporalités se chevauchaient et se superposaient, tout en conservant cependant un réel décalage, alors que l’écrivain est déjà sur une autre aventure littéraire, celle de son dernier roman aux accents sulfureux, Soumission. Certaines citations du Goncourt 2010 semblent s’appliquer à merveille à sa propre condition et afficher un degré de prophétie auto-réalisatrice assez stupéfiant : la plupart des remarques liées à la condition de l’artiste (comme lorsqu’il fait dire à Frédéric Beigbeder que c’est désormais la figure de l’artiste qui représente le stade ultime de la séduction, alors que la littérature semble ne plus faire recette… [4]), les considérations sur les stratégies de communication lors de l’ascension fulgurante du jeune artiste (voir notamment le portrait de l’attachée de presse en véritable guerrière) pourraient facilement s’appliquer à la carrière artistique du « jeune » photographe Houellebecq et lui servir de vade-mecum : bien sûr il existe un gouffre entre la situation de Jed Martin, jeune artiste propulsé au firmament de la célébrité et à qui tout semble réussir au début du roman et l’artiste Houellebecq « débutant » déjà archi reconnu pour ses écrits, mais c’est plus le jeu avec la construction mythologique autour du soi qui est troublante. Il ne s’agit pas seulement de transposer un sujet, une thématique, de la littérature vers la photographie et vice versa, mais avant tout de mettre en œuvre un projet quasi prométhéen : celui du catapultage dans le réel d’une production fictive ou, pour le dire autrement, de tenter d’appliquer « en vrai » des recettes qui semblent fonctionner dans la fiction.
Certes, nombre d’écrivains ont connu ces tentations de façonner des personnages et de les rendre le plus vivant possible, l’autofiction a de son côté suffisamment ébranlé les frontières entre narration classique et fiction personnelle, mise en scène d’un personnage et projection de soi. Dans le cas de Houellebecq, il semble que l’on soit face à un degré supérieur de « trouble dans le genre », l’écrivain ne se contentant plus de brouiller les pistes narratives à l’intérieur du roman, il cherche désormais à les exporter dans les autres domaines de la création en essayant d’une certaine manière d’incarner lui-même les avatars littéraires qu’il modèle dans ses romans ou, tout au moins, en essayant de combler au maximum le décalage entre réel et fiction. Cette dimension programmatique du roman ne l’empêche absolument pas de faire œuvre de photographe et d’ouvrir des pistes plutôt enthousiasmantes. Par ailleurs, c’est peut-être grâce à ce mélange de candeur et d’absence de complexes évoqué plus haut qu’il réussit à ouvrir ces brèches quand bien même le résultat n’est pas toujours au rendez-vous, manquant peut-être de culture en ce domaine, certaines portes qu’il se plaît à enfoncer ayant été ouvertes bien avant lui ; n’empêche que le rapport à l’écrit qu’il installe lorsqu’il insère un de ses poèmes à l’intérieur d’une succession de grands formats produit une situation extrêmement intéressante en tentant de mettre à niveau photographie et poésie pour montrer ce qu’il y a d’irréductible entre les deux, avec cette manière naïve de vouloir poursuivre dans le champ de la poésie le régime d’expressivité de la photographie — au risque de l’illustration. Mais contrairement à ce qu’ont pu dire certains commentateurs de l’exposition, il n’est pas sûr que l’on y trouve partout des « allégories de la destruction de la nature par l’urbain et l’industrie ou de l’industrie du pittoresque stéréotypée [5] », les œuvres exposées au Carré de Baudouin participant autant d’une adhésion à ces paysages remodelés que d’une charge en règle à l’encontre des aménageurs du territoire. Ainsi de cette photo de paysage mi-montagnard mi-champêtre, remarquablement « scénarisée » autour du déploiement d’une gamme complète de verts s’étalonnant d’un premier plan pentu « verdoyant » et ondoyant jusqu’à un arrière-plan plus terne, celui d’un bocage arboré se fondant avec les toitures sombres d’un petit village, au beau milieu duquel se détache les vibrants coloris de l’enseigne Leader Price : pour le coup, il n’est plus question de critique de l’aménagement du territoire mais bien d’invention ou de réinvention du paysage de manière très picturale avec un recours à la palette graphique reprenant très habilement à son compte les enseignements de la peinture de genre. Pour le reste, certes, Houellebecq a recours à des techniques éprouvées, celles du caisson lumineux par exemple — qui fait très fortement penser à de grands aînés — pour caricaturer sans appel une certaine forme d’horreur touristique qui caractérise notre beau pays. Mais ce qui ressort avant tout c’est la vision d’un artiste expérimentateur maîtrisant parfaitement son sujet et sachant où il veut aller : poser un regard « moyen » sur le paysage urbain et campagnard, à mi-distance entre le surplomb et le vis-à-vis, un regard moyen comme ces classes moyennes dont il ne cesse d’appréhender le devenir dans ses romans et dont la photographie lui permet de prolonger par d’autres voies les investigations.
- ↑ Voir à ce sujet l’article de Michel Guerrin (Le Monde daté du 17 janvier 2015) et notamment la remarque sur l’accoutrement de Houellebecq qui obéirait selon Corina da Rocha Soares, universitaire portugaise, à une posture mimétique envers la classe moyenne qui représente son principal lectorat…
- ↑ Pour la Biennale de Lyon 2007 (commissaires Stéphanie Moisdon-Tremblay et Hans-Ulrich Obrist), Michel Houellebecq invite les deux artistes Rosemarie Trockel et Théa Djordjadze à rebondir sur la conception scénograhique de son film en préparation La possibilité d’une île.
- ↑ L’enlèvement de Michel Houellebecq de Guillaume Nicloux a été diffusé sur Arte le 27 aout 2014.
- ↑ La carte et le territoire, p. 74 : « Mais oui bien sûr, il faut être artiste, la littérature comme plan, c’est complètement rapé ! Pour coucher avec les plus belles femmes aujourd’hui, il faut être artiste ! Moi aussi je veux devenir artiste ! »
- ↑ Philippe Dagen, « Sans ménagement pour le territoire », Le Monde, daté du 23 janvier 2015, p. 19.
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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