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Hymne aux murènes

par Anysia Troin-Guis

Hymne aux murènes, sous le commissariat de Mathilde Belouali, est visible du 21 juin au 13 octobre 2024. Proposition de Triangle-Astérides, elle porte un regard rétrospectif et contemporain sur une certaine scène artistique évoluant dans le sud de la France. 

Fêtant sa trentième année, Triangle-Astérides fait encore la part-belle à la collaboration en s’associant au Centre d’art les Capucins, basé à Embrun, pour cette seconde exposition anniversaire. Hymne aux Murènes, curatée par Mathilde Belouali et co-proroduite par la Friche Belle de Mai, réunit une scène artistique échelonnée dans le temps autour d’artistes passé·es par les ateliers Astérides, qui fusionnent avec Triangle France en 2018, par les Capucins ou encore, par Nice. C’est d’ailleurs dans cette ville que s’ancre le lieu autour duquel l’exposition se cristallise : la Galerie Vigna, aujourd’hui librairie féministe et LGBT+, permet à la curatrice, en revenant sur l’histoire d’un lieu fondamental dans le paysage culturel azuréen, de réfléchir à la matière archivistique comme point de départ d’une exposition. Rendre hommage à ce lieu spécifique permet alors de consteller des généalogies en dehors des institutions dominantes et de faire dialoguer différentes générations d’artistes animé·es par des questions de visibilité, de luttes ainsi qu’un goût pour la recherche autour des pensées queer, à l’abri des histoires officielles. Le titre de l’exposition est un emprunt au roman éponyme de Mireille Best, publié en en 1984 et qui consiste en un récit d’apprentissage lesbien : « malaimées pour leur abord peu commode, leur mine renfrognée et leur vie dans les profondeurs, les murènes ont mauvaise réputation », et elles y incarnent alors une « une forme de vie et de désir hors-normes et libérateurs ».

Hymne aux Murènes, Ingrid Luche, Les frères Mankind, 2001 (détail), Triangle-Asterides ©Aurélien Mole

À l’image de la murène qui est considérée comme une entité bizarre et trouble, tapie dans les tréfonds des mers et pourtant passionnante, il s’agit de mettre en lumière des artistes essentiel·les mais parfois peu représenté·es dans les circuits officiels de l’art contemporain. L’exposition réunit une douzaine de plasticien·nes, performeur·ses et éditeur·ices : Fabienne Audéoud, FSB Press, Cécile Bouffard avec Eileen Myles, Pauline L. Boulba, Claude Eigan, Gustave Girardot, Aminata Labor, Ingrid Luche, Béatrice Lussol et Bruno Pélassy.

Entremêlant pratiques plastiques (dessin, installation, sculpture, vidéo, photo) et pratiques textuelles et éditoriales, l’exposition ne se limite pas à la mise en scène d’un dispositif mémoriel qui viendrait retracer l’histoire d’une galerie devenue librairie, fondée par le couple Françoise Vigna et Marie-Hélène Dampérat en 1998 et ayant montré une quarantaine d’artistes majoritairement féminines. Il s’agit au contraire de l’élaboration d’une configuration scénographique efficace et épurée dans un white cube, rythmé par des couleurs flashy, de l’affichage réalisé par FSB Press à la cimaise rose où sont accrochés les dessins de Béatrice Lussol et, une esthétique parfois clinquante, des strass d’Ingrid Luche aux sculptures ébouriffées de Bruno Pélassy ou de sa collaboration avec Natacha Lesueur. 

Centrale dans l’exposition, la question de la mémoire et des archives de la galerie Vigna est abordée frontalement par FSB Press, fondée par Flo*Souad Benaddi. Geste complexe, les archives peuvent se définir comme une « configuration idéale » qui vient feuilleter plusieurs modalités de production de connaissance : 

À coup sûr, le goût pour les mots et les actions en lambeaux modèle l’écriture ; prenant appui sur la fragmentation des paroles, elle trouve son rythme à partir de séquences qui ne doivent rien à la nécessité mais tout au plausible, elle cherche un langage qui laisse subsister de la méconnaissance tout en offrant des parcelles de savoir neuf inattendu. L’exercice est périlleux de vouloir que l’histoire soit aussi façonnée de ce qui aurait pu se produire, laissant échapper à travers le déroulement des événements l’ordre instable et disparate de l’affleurement du quotidien, celui-là même qui rend le cours des choses à la fois probable et improbable(2).

Hymne aux Murènes, Natacha Lesueur et Bruno Pelassy, Série sans titre, 2000 ©Aurélien Mole

Le choix de FSB Press pour réaliser cette tâche qui consiste à compulser papiers, écrits, photos, documents pour constituer un langage à même de « façonner », de réactiver, cette histoire, sous un regard artiste, repose sur le fait que Flo*Souad Benaddi, ayant fait ses études à la Villa Arson, a, comme de nombreux autres élèves fréquenté ce lieu-refuge. Les archives y sont transfigurées en œuvre, les faits consignés font l’objet de choix de la part de l’artiste, de ce qu’il y a montrer, de comment le montrer : du design graphique à la mise en dialogue de voix qui ont partagé le même parcours à la Villa Arson, qui ont entretenu des interactions avec le lieu niçois, ou qui questionnent les identités. C’est le cas notamment de Sarah Netter, Théophylle Dcx, Nour OutoJane et LoupKass. 

Ainsi, l’exposition se fait le lieu de production d’une connaissance profonde de la galerie, par des chemins de traverse : ne pouvant être que partielle, cette connaissance peut dès lors se prolonger par la rencontre, notion clef guidant Françoise Vigna et Marie-Hélène Dampérat, Mathilde Belouali et chaque participant·e de l’exposition. C’est d’ailleurs l’invitation qu’inscrit Flo*Souad Benaddi dans la dernière de ses affiches : « la meilleure manière de savoir c’est d’aller les voir. 3h de route de Marseille. Elles vous diront mieux, puis vous pourrez leur chopper des livres. […] Les images c’est juste pour accéder, s’inventer ses propres histoires à des choses. PARCE QUE LES VRAIES ARCHIVES C’EST ELLES ».

1 Cf. le texte d’exposition écrit par Mathilde Belouali.
2 Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire » n° 233, 1989, p. 146.


Head image : Hymne aux Murènes, Vue d’exposition, Triangle-Asterides, 2024. ©Aurélien Mole


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