Hypersensible au musée d’arts de Nantes
Hyper sensible. Un regard sur la sculpture hyperréaliste
Commissariat : Katell Jaffres
Musée d’arts de Nantes – Jusqu’au 3 septembre
Seule collection publique nationale à conserver une œuvre de Duane Hanson, le musée d’art de Nantes interroge la représentation hyperréaliste, forme plastique peu montrée en France, en proposant une traversée dans la sculpture, son médium le plus spectaculaire, troublant notre perception même de ces corps plus vrais que nature. Nait dans les années soixante aux États-Unis, elle rejoue, comme l’avait fait la photographie au XIXe siècle, les enjeux du portrait et de la sculpture à travers l’histoire de l’art. « Hyper sensible. Un regard sur la sculpture hyperréaliste »occupe le patio du musée proposant une rencontre aussi puissante que dérangeante avec des corps immobiles et qui pourtant semblent vivants. Le parcours, divisé en trois sections, suit le modèle d’une ville avec ses rues et ses places. Il débute avec une série de mains de Gilles Barbier. Deux sculptures de l’artiste flamande Berlinde De Bruyckere datant de la fin des années quatre-vingt, donnent à voir des corps fantômes enfouis sous des couvertures, qui les protègent et les étouffent à la fois. L’artiste introduit une dimension fictionnelle alors que l’œuvre n’est accompagnée d’aucune narration, jouant sur le lien entre l’animé et l’inanimé pour mieux interroger notre propre regard. Daniel Firman explore cette forme de représentation par la performance notamment comme le montre ici « Justine », qui fait partie de la série « Attitude » dans laquelle la danse occupe la place centrale. La sculpture décrit un mouvement gelé, une pose similaire à un geste ordinaire. L’absence de visage, la présence tridimensionnelle et l’utilisation de vrais vêtements et accessoires, inversent l’image du portrait classique.
Les figures sont absentes des œuvres sculptées de Saana Murtti. Elles ne sont représentées que par fragment, à peine suggérées par la présence ici d’un pied enfoui sous une masse textile. Tandis que le « Back of Danny » (2009), buste en bronze réalisé légèrement plus petit que nature par l’artiste Evan Penny, surprend par sa présentation de dos. Le sculpteur met en place une proximité intime entre le public et son œuvre, privilégiant un point de vue unique, photographique, dans lequel le spectateur peut observer à loisir la nuque et les épaules du modèle. Une première immédiateté cependant trompeuse puisqu’une « anomalie » creuse le visage. Réduit de moitié, il est rendu brutalement inaccessible. Chez Penny, la compréhension de ce que l’on voit se modifie en fonction de notre déplacement. La sculptrice américaine Tip Toland travaille uniquement la terre cuite dont elle réhausse la surface à l’aide de peinture, craie ou pastel. « If I Hold My Breath, Will I Rise? »(2021), est un buste autoportrait qu’elle met à distance. Les joues gonflées, les yeux à hauteur du regardeur, la pièce exhale une très grande intensité due à la force vivante du souffle.
John DeAndrea et Duane Hanson (1925-1996) développent quant à eux un rapport réaliste au corps, utilisant de la résine, de la fibre de verre, puis du bronze. Les deux artistes font figure de pionniers dans la seconde moitié des années soixante de la sculpture hyperréaliste. Hanson analyse les typologies sociales américaines, s’intéressant à la partie de la population étasunienne rarement représentée jusque-là, celle de l’American way of life à l’image de la « Cheerleader » (1988), majorette en tenue, incarnation du rêve américain dont les accessoires bien réels augmentent un peu plus la fiction proposée. L’espace d’un instant, elle parait humaine. Hanson renverse ce stéréotype social en représentant cette jeune femme loin de son groupe, le regard perdu dans ses pensées, comme extraite de ce temps de la représentation. On retrouve cette situation ordinaire déplacée dans un musée avec la « Flee Market Lady » (1990), œuvre phare du musée d’arts de Nantes.
Dans un entretien accordé en 1972 à la revue Art in America, John DeAndrea, interrogé sur les limites de la représentation de la « vérité » de ses œuvres, affirme pour toute réponse : « Je veux qu’elles respirent ». L’artiste questionne le corps et ses représentations à travers cette volonté d’approcher au plus près le réel. Contrairement à Hanson, il privilégie le nu la plupart du temps féminin, sujet incontournable dans l’histoire de l’art occidental qu’il interroge en reprenant les poses ou les thématiques d’œuvres depuis l’antiquité jusqu’à la peinture française du XIXe siècle, comme en témoigne un face-à-face troublant entre « Ariel II » (2011) aux cheveux de bronze, et « Brunette » qui arbore de véritables poils et cheveux.
Au centre du patio qui prend des allures d’agora s’élève « Excentrique » (2003-04). L’œuvre monumentale de Daniel Firman répète neuf fois le corps de l’artiste dans un savant jeu de stabilité et d’équilibre. Si l’exposition s’intéresse plutôt à l’individu dans ce qu’il a de singulier, l’installation réunit des dynamiques individuelles – les visages par lesquels advient la rencontre sont ici dissimulés – pour mieux attester de l’énergie du collectif. L’œuvre se veut paradoxale : le mouvement dynamique induit par les corps est ici figé par la sculpture. Daniel Firman met en jeu l’équilibre à la limite de la stabilité, en tenant toujours à distance ses figures. L’absence de socle pour certaines œuvres favorise la rencontre avec le visiteur, une rencontre forte, et renforce pour les autres le rapport à la théâtralité. Les œuvres explorent la condition humaine et l’individu est placé au centre. Deux nouveau-nés lovés sur eux-mêmes, œuvre de l’artiste australien Sam Jinks réalisée en 1993 à échelle légèrement réduite, donne un rendu extrêmement troublant. Des sculptures de l’exposition, chacun peut compléter les éléments de narration par sa propre expérience.
La précision extrême et l’attention portées aux détails sont au cœur de la démarche de ces pygmalions des temps modernes que sont les artistes hyperréalistes, de la pose lascive de la jeune femme légèrement vêtue de noir dans « Kneeling » de Marc Sinjan au corps de Josh en lévitation (2010) de Tony Matelli. L’exposition nantaise ne prétend pas faire l’état des lieux de la sculpture hyperréaliste. Elle interroge la représentation du corps, idéalisé mais aussi réaliste, pose la question du moulage par empreinte directe qui fut longtemps irrecevable académiquement – Rodin en fit lui-même les frais. « L’œuvre sculpturale hyperréaliste engage ainsi toutes les dimensions de notre sensibilité́, non pas seulement notre sensorialité́, qui grapille chaque infime détail du sujet, sa peau, ses cheveux, son corps tout entier, mais encore notre affectivité́, seule capable de pressentir le monde de l’autre » écrit Charles Bobant dans le catalogue qui accompagne l’exposition. Parce qu’elles tentent de transcrire la parfaite illusion des corps, les sculptures hyperréalistes engagent une friction entre le réel et l’irréel, infusant un sentiment d’inquiétante étrangeté.
1 D’origine sud-africaine et basé à Toronto, Penny a longtemps travaillé pour le cinéma, dans le domaine des effets spéciaux ce qui explique les nombreux effets de distorsion propres à la photographie, la télévision et la manipulation numérique des images.
2 « The Verist Sculptures: Two Interviews » with Duncan Pollock, Art in America, (New York), November/December 1972, pp. 98-99.
3 Charles Bobant, « Le monde de l’autre. Sur la sculpture hyperréaliste », Hyper sensible. Un regard sur la sculpture hyperréaliste, catalogue de l’exposition éponyme, Musée d’arts de Nantes, du 7 avril au 3 septembre 2023, Silvana Editore, p. 74
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Head image : Duane Hanson, Flea Market Lady, 1990, résine peinte à l’huile, fibre de verre, technique mixte, accessoires. Musée d’arts de Nantes, achat avec l’aide du FRAM, 2011 – Inv. 11.7.1.S © Musée d’arts de Nantes, photo : Cécile Clos © ADAGP, Paris, 2023.
- Publié dans le numéro : 103
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- Du même auteur : 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi ,
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