r e v i e w s

Ida Tursic & Wilfried Mille

par Alexandrine Dhainaut

Bianco Bichon, Nero Madonna e altre distruzioni liriche

Fondation d’entreprise Ricard, Paris, 23.05 – 1.07.2017

Placée sous l’égide du bichon blanc et de la Madone noire, l’exposition des derniers travaux d’Ida Tursic et Wilfried Mille à la Fondation Ricard annonce la couleur : une joyeuse cacophonie des sujets et des formes qui caractérise le monde pictural de ce binôme créé au début des années 2000 et formé à l’école des beaux-arts de Dijon. Les artistes piochent dans l’imagerie de l’histoire de l’art (portrait, peinture religieuse) mais aussi de l’époque contemporaine, à travers le document photographique (portraits de personnalités illustres ou non), la mode, la pornographie, en passant par les inévitables réseaux sociaux. L’image revisitée est transposée en peinture et se démarque de l’originale par une touche dynamique, vibrante, et une palette de couleurs limitée et bien sentie. Mais loin de mythifier les sujets choisis par la peinture, le travail d’Ida Tursic et Wilfried Mille offre une certaine horizontalité hiérarchique. Chez eux, pas de distinction par exemple entre une Lindsay Lohan instagramée, présentant fièrement son plat de lasagnes, et un Jean-Luc Godard tendant une allumette à Marguerite Duras. Et il en va de même dans l’exposition concoctée par le critique d’art et commissaire Andrea Viliani à la Fondation d’entreprise Ricard. Aucun sujet n’a plus de noblesse qu’un autre : le portrait d’un bichon à poils frisés immaculés, symbole de la noblesse d’antan et du kitsch d’aujourd’hui, ouvre l’exposition dans un format moyen (Double Poodle) et côtoie une Madone à l’enfant grand format, peinte d’après La Vierge Tempi de Raphaël. Le même motif du Bianco Bichon trouve une déclinaison sculpturale, peinte sur un panneau de bois et détourée, quasiment à échelle humaine, titillant ainsi notre pulsion selfie à taper la pose aux côtés du chienchien géant qui fixe déjà l’objectif, et à partager sur les réseaux sociaux. Après tout, il faut bien nourrir le flux d’images quotidien auquel le travail de Tursic et Mille ne cesse de renvoyer. La présence de ces deux œuvres dans un même périmètre finit de confirmer qu’il n’y a pas de type d’image souverain, rien que l’on ne puisse désacraliser, voire détruire, si l’on en croit les bords calcinés de la Madone. Encore moins de bon ou de mauvais goût en matière de peinture. Pour preuve, le portrait érotico-comique de ce cowboy moustachu au torse velu, « peintre à l’occasion », précision cocasse qui nous ferait presque oublier qu’il a le sexe qui dépasse négligemment du jean. Si tout est bon à peindre, tout est aussi bon à montrer dans le processus de fabrication de la peinture. C’est pourquoi Ida Tursic et Wilfried Mille exploitent le caractère tout aussi pictural ou graphique de certaines étapes de travail : quatre panneaux monumentaux sont les agrandissements de la feuille de brouillon portant les traces des traits, des coulures, et autres cernes-tests qui précèdent l’application sur le support définitif d’une œuvre qui a bien été réalisée, absente de l’exposition mais présente par le titre auquel chaque brouillon se réfère. Les panneaux se voient rehaussés d’un aplat rond de couleur vive, comme pour affirmer qu’ils ne sont pas uniquement des documents agrandis mais des œuvres à part entière. De même que les doses de peinture déposées sur un support en bois qui ont servi à la réalisation du Garçon de vache se voient exposées, au même titre que les autres objets « finis », avec un titre explicite : Before becoming a nude or something else. Un rappel de ce qu’est en premier lieu une image en peinture : des pigments sortis d’un tube. Si ce genre d’œuvres-coulisses n’a rien de transcendant, ni formellement, ni conceptuellement, il dit néanmoins la jubilation de ces artistes à pratiquer la peinture – elle est largement palpable –, à en apprécier chaque étape de fabrication. Jusqu’à en embrasser d’ailleurs tous les genres, figuratif et abstrait. Même si son titre évoque la figuration, Le Grand Incendie, peinture monumentale renvoyant à l’expressionnisme abstrait, affiche des aplats épais de couleurs ardentes, dont on observe les sillons de matière laissés par le passage du pinceau. À cette explosion chromatique assez percutante répond directement une autre œuvre abstraite, beaucoup plus « silencieuse » (Blanc, 2010-2015), avec ses coulures et aplats blancs. Si l’on suppose la disparition de quelques motifs cachés là-dessous, la question de l’effacement est bien plus visible dans Partitur Matthaüs Passions Bach P25. On ne saurait lire les notes de musique de cette page reprise de la partition de Jean-Sébastien Bach, Passion selon Saint-Matthieu, tant le traitement d’Ida Tursic et Wilfried Mille, proche d’un lavis, a dilué les traits et figé l’ensemble sous une épaisse couche glacée, non sans rappeler certaines œuvres de Sigmar Polke. Ce genre de documents manuscrits semble être une nouvelle piste explorée par les peintres. La lettre rédigée par le Docteur Félix Rey qui décrit et schématise l’oreille coupée de Van Gogh (retrouvée il y a un an par une chercheuse américaine et qui a relancé le débat sur le bout réellement tranché par le peintre), sert de modèle à un petit format (Felix Rey), soigneusement imitée sur un panneau de bois. Cette œuvre finit de nous embrouiller l’esprit : le mystère reste entier sur les raisons qui président à la sélection de telle ou telle image chez Tursic et Mille. Mais ces derniers donnent un sens tout à fait contemporain au mot « pittoresque », désignant à la fois ce qui est digne d’être peint (ils en sont les seuls juges), autant que ce qui étonne.

(Image en une : Vue de l’exposition. Photo : Rebecca Fanuele / Fondation d’entreprise Ricard.)


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