Io Burgard
Animal à fenêtre
Centre d’art Les Capucins, Embrun, 27.06—30.08.2020
Ce titre a priori étonnant pour une exposition d’art contemporain provient d’une lecture de l’ouvrage de Gérard Wajcman, Fenêtre1, dans lequel ce dernier réfléchit à la fonction de cet objet qui « jadis, via la peinture, a dessiné les territoires du monde, métamorphosant dans son cadre le pays en paysage. On a cependant négligé, rappelle-t-il, que cette fenêtre qui ouvre sur l’extérieur trace aussi la limite de notre propre territoire, qu’elle dessine le cadre d’un ‘chez soi’2 . »
Pour l’auteur, célèbre psychanalyste et collectionneur, la fenêtre est cette frontière qui, comme celle qui sépare deux pays, nous sépare des autres tout en créant un filtre entre deux territoires : celui de l’intime et celui du dehors, celui du proche et celui du lointain. Bizarrement, alors qu’on était en droit de s’attendre à une réflexion formelle sur cette fenêtre avec une panoplie d’œuvres illustrant ou revisitant cette dernière, avec des jeux de positionnement du regard qui vous font réfléchir sur votre situation de spectateur, ce n’est pas exactement ce qui se passe dans l’exposition de l’artiste parisienne. Enfin, pas directement. Si fenêtre il y a, c’est loin d’être une fenêtre littérale, car la fenêtre est abordée plus métaphoriquement, en tant que filtre de lecture des œuvres mais aussi comme une neutralisation ou une inversion de la distanciation et de la séparation que peut induire une « vraie » fenêtre. Telle que l’a disposée l’artiste dans le centre d’art, la fenêtre n’est pas tout à fait neutralisée pour autant mais, plutôt que de donner à voir un extérieur, elle « ouvre » sur un intérieur. Techniquement, l’exposition ressemble à une cascade d’arches qui redouble l’architecture du lieu — qui n’est autre qu’une ancienne église — délimitant autant de « saynètes. » L’artiste a-t-elle voulu rejoindre la réflexion de Wajcman et annuler un héritage de la Renaissance qui nous fait voir le monde à travers sa mise à distance pour revenir à plus d’horizontalité du regard ? Si l’on se réfère aux motifs et aux sculptures qui peuplent l’espace d’exposition, il est permis de penser que cette scénographie est effectivement une tentative d’effacer cette « vieille » notion de fenêtre correspondant à un vieil ordre du monde, pyramidal et pour le moins patriarcal. Les dessins, inscriptions et peintures « pariétales » de l’artiste empruntent à de nombreux médiums et techniques : spray, pinceau, marqueur, plâtrage pour alourdir et rigidifier les toiles de jute. Sur les toiles lestées, les motifs figuratifs alternent avec les aplats sprayés et les lignes claires, mêlant des zones très colorées à des secteurs plus sobres où se détachent nettement les traits du pinceau ou du marqueur.
Les sculptures, qui sont disposées entre les arches et ponctuent le passage, correspondent parfaitement aux lignes et aux ambiances organiques que l’artiste déploie dans ses tentures. Elles sont d’une certaine manière les prolongements en volume de l’organicité assumée qui imprègne les motifs. Il règne une ambiance très fluide, quasi liquide dans l’exposition qui peut parfois faire penser à des œuvres surréalistes, au Tanguy des paysages désertiques par exemple. Mais ici, les formes sont plus généreuses, rieuses, voire carrément sensuelles ; elles évoquent sans détours la féminité et le rapport entre féminité et fluidité — on pense à Picasso, mais surtout à Valentine Schlegel dont on retrouve ici le galbe des volumes. Plus que la fenêtre qui domine un paysage, de préférence masculin car architecturé et rigide, stabilisé, la fenêtre est envisagée ici comme le lieu du passage d’un état à un autre, les sculptures qui délimitent le parcours sont démembrées, inachevées, prêtes à se réassembler avec leurs congénères. Car il semble que l’artiste se soit aussi inspirée d’une autre source, celle de la métamorphose. Les sculptures en plâtre et résine sont anthropisées, l’évocation du corps féminin est sans détours, il apparaît notamment dans une sculpture fontaine qui annonce clairement la couleur d’une équivalence femme = sensualité = courbe = fluidité = métamorphose… Dans ce gynécée sculptural, la seule présence masculine est celle qui apparaît comme un clin d’œil dans la vidéo3 qui vous accueille à l’entrée de l’exposition où l’on retrouve la figure de Saint Christophe, jouée par un artiste ami, dans une revisitation loufoque et low budget de la célèbre imagerie. L’historiographie chrétienne l’a immortalisé dans la posture de celui qui porte l’enfant Jésus sur ses épaules, mais le saint, qui, selon le mythe, est représenté avec une tête de chien, retrouve à la fin de sa vie son apparence des débuts, en vieil homme solide sur ses pieds. Il devient ici le véritable emblème du passeur et résonne avec toutes les autres figures dispersées dans le flot de l’exposition : membres orphelins, barques, fontaines, molosses de l’entrée, le temps d’un passage.
1 Gérard Wajcman, Fenêtre, Chroniques du regard et de l’intime,Verdier, 2004.
2 Curatrice et artiste étaient loin de se douter que cette lecture allait être prémonitoire et prendre une importance beaucoup plus décisive du fait de ce nouveau rapport au monde que la covid 19 allait instituer.
3 Io Burgard, Danseur et passagers Punto, 2020. https://www.instagram.com/p/CHdqTOyqeG8/
Image en une : Vue de l’exposition Animal à fenêtre, Io Burgard. © Photo : f.deladerriere
- Publié dans le numéro : 94
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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