Isa Melsheimer
Rain, Le 19, Centre régional d’art contemporain, Montbéliard, 13.10.2018 – 13.01.2019
Le Diable se cache-t-il dans les recoins de Notre-Dame-du-Haut de Ronchamp ? C’est la menace dont Le Corbusier avait fait part à sa mère dans une lettre de 1955. Cela fait plus de dix ans qu’Isa Melsheimer tente l’esprit malin qui anime l’architecture moderniste. Au 19 Crac (un nom qui sonne comme une incantation maléfique), l’artiste berlinoise révèle ce qu’elle contient d’étrangeté. Son exposition met à l’honneur le travail mené à partir de la chapelle, située à trente kilomètres de là. Dans l’ancien entrepôt Peugeot, les pièces viennent grossir l’enquête menée dans les vestiges de l’utopie fonctionnaliste. Au centre, une sculpture en béton armé évoque la façade aveugle de la chapelle, légèrement courbée, comme une maquette monumentale (Mur sud / Gargouille, 2018). L’œuvre met en évidence l’emploi par Le Corbusier d’un élément incongru : une gargouille servant à l’écoulement des eaux de pluie, divisée en deux rigoles recourbées. L’œuvre d’Isa Melsheimer en révèle alors l’imaginaire médiéval et l’étonnante dimension ornementale en jalonnant la structure de céramiques glaçurées à la texture aqueuse et irisée. Les formes démultipliées semblent proliférer sur la ruine moderniste, à l’image des Gremlins qui constituent autant de variations maléfiques du modèle initial. Dans l’alcôve à proximité, trois socles alignés supportent des sculptures en béton. Empruntant au dispositif théâtral, chaque module convoque la mémoire de bâtiments brutalistes détruits et abrite des terres cuites vernissées à la peau brillante et aux reliefs irréguliers (série Possibility of a Ruin, initiée en 2014). Dépassant des parois, les organismes semblent tout droit sortis d’un laboratoire de recherche explorant la logique entropique inhérente à la pensée fonctionnaliste. Si le péché de l’ornement est originel1, Isa Melsheimer joue avec ironie des incohérences du projet architectural. Grimée en diable dont les cornes sont en mousse à raser, elle préside, en tant que maîtresse de cérémonie, au surgissement du symbolique et de la fable, au cœur d’une esthétique dans laquelle « la forme suit la fonction2 ». Les gouaches essaimées ici et là nous le font sentir en agissant comme des photographies spirites où les loups côtoient les fantômes.
Si Ronchamp innerve toute l’exposition, les espaces cloisonnés du centre d’art forment autant de cellules autonomes permettant de lire le projet à l’aune des recherches antérieures de l’artiste. Cela nous vaut, par exemple, d’être dominé par l’image de Le Corbusier en naturiste peignant sur la Villa E1027 conçue par la créatrice Eileen Gray à Roquebrune Cap-Martin. L’histoire mérite d’être rappelée : l’architecte, qui avait construit son Cabanon à proximité de la Villa, a entrepris plusieurs années après le départ des propriétaires la réalisation de huit fresques, contre l’avis d’Eileen Gray. Cette « guerre misogyne3 », selon les mots de l’historienne américaine Beatriz Colomina, se traduit à la fois par la violence du geste de l’architecte mais aussi par l’iconographie qu’il développe sur les murs épurés de la Villa4. On y voit plusieurs figures féminines dénudées, notamment des femmes algériennes, réinscrivant le voyeurisme de l’imaginaire du harem oriental dans un bâtiment qui souhaitait échapper à tout regard. Cette dernière composition a été reprise en broderie par Isa Melsheimer (Battle Lines 1, 2010). L’habileté de l’accrochage tient au fait d’avoir rendu l’œuvre discrète quand c’est la photographie du Corbusier qui est d’abord visible, placée en hauteur, à l’instar de la situation géographique du Cabanon dominant Villa. Dans la salle qui y fait face, plongée dans la pénombre, un perroquet vert naturalisé s’est posé sur une branche assemblée de plaques brisées, comme une pièce montée déstructurée. Placé sur la ligne de partage qui évoque dans la moitié supérieure le ciel de Paris, le volatile a tout du merle moqueur. Du patchwork suspendu au milieu de la salle dépassent le sommet de la Tour Eiffel et de l’Arc de Triomphe, formes suggestives soulignées par les toiles de Jouy aux scènes galantes. L’installation est un rappel du projet que Le Corbusier avait conçu pour le collectionneur parisien Charles de Beistegui en 1929 : une salle de réception à ciel ouvert sur un toit-terrasse des Champs-Elysées, ceinturée par un mur d’1m50 qui amputait le panorama sur la capitale (Beistégui, 2010). On le voit : l’architecte suisse est l’objet de tous les soupçons et, avec lui, ses héritiers. Qu’il soit encensé ou diffamé5, il fascine. Prolonger l’investigation du côté des réalisations allemandes offre donc un judicieux contrepoint.
À l’écart, dans la pièce du fond, les indices d’un complot terroriste s’accumulent contre une architecture qui révèle son visage capitaliste. À Hambourg, la tour d’IBM semble avoir été victime d’une bombe, éclatée en bris de miroirs (qui ne sont pas sans évoquer les miroirs sans tain des immeubles de bureaux) tandis que les locaux délaissés par le journal de centre gauche Der Spiegel (« Le Miroir ») sont réduits à leur structure de poteaux et plateaux, à proximité d’un monticule de poudreuse de céramique informe – l’utopie de la presse critique fondant comme neige au soleil (Spiegelensemble, 2015). Cette vaste entreprise de démolition n’aurait pas déplu à Charles Jencks qui opposa au style international une architecture « post-moderne » ouverte au collage, au pastiche, au local6. « 3.32 pm» peut-on lire sur le dessin accroché au mur. L’heure du crime ? Selon l’historien de l’art anglo-saxon, le début du déclin marqué par la destruction des immeubles de Pruitt-Igoe à Saint-Louis, Missouri, en 1972. La critique formulée par l’artiste est moins frontale dans la vidéo Wasserballett für Marl (2017), parodie de ballet aquatique sur la place centrale désertée d’une ville de la Rhur. La natation de plus en plus désynchronisée, jusqu’à devenir sauvage, prend un tour burlesque dans cette pataugeoire tapissée d’algues vertes. Un rituel d’exorcisme pour réinventer les usages collectifs face aux écueils du modernisme.
1 Adolph Loos, Ornament und Verbrechen [Ornement et Crime], Vienne, 1908, traduit en français et paru dans Les Cahiers d’aujourd’hui, n° 5, Paris, juin 1913, puis repris dans L’Esprit Nouveau, n° 2, Paris, novembre 1920.
2 Louis H. Sullivan « The tall office building artistically considered », Lippincott’s Magazine, Philadelphie, mars 1896, p. 403-408.
3 Beatriz Colomina, « Battle Line : E.1027 », Center, n°9, Center for American Architecture, University of Texas, Austin, 1995, p. 22-31, traduit en français l’année suivante : « Lignes de bataille : E.1027 », Revue d’esthétique, vol. 9, Paris, Jean–Michel Place, 1996, p. 135-142.
4 « J’ai de plus une furieuse envie de salir des murs : dix compositions sont prêtes, de quoi tout barbouiller. » Lettre de Le Corbusier à Jean Badovici, jeudi 3 août 1939, E1-5 34 T, Archives de la Fondation Le Corbusier, Paris.
5. Xavier de Jarcy, Le Corbusier, un fascisme français, Paris, Albin Michel, 2015.
6. Charles Jencks, The language of post-modern architecture, New York, Rizzoli, 1977.
Image en une : Vue de l’exposition d’Isa Melsheimer. Au premier plan : Mur sud / Gargouille [South wall/Gargoyle], 2018. Béton armé, céramique émaillée. Courtesy Galerie Jocelyn Wolff, Paris. Photo : Angélique Pichon / Le 19, Crac.
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- Du même auteur : L’Anthologie de l’éternuement de Fred Ott. Flinch aux Moulins de Paillard, Alex Cecchetti au musée de Rochechouart, Stéphane Thidet, Benjamin Seror, Jibade-Khalil Huffman,
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