Isabelle Cornaro
La Verrière – Fondation d’entreprise Hermès, Bruxelles, Belgique, du 15 janvier au 27 mars 2016
L’exposition Isabelle Cornaro à La Verrière marque la fin du cycle d’expositions intitulé « Des gestes de la pensée » proposé par le curateur Guillaume Désanges. Placé sous le signe de Duchamp, ce cycle a mis en exergue des artistes de générations différentes qui, pour la plupart, articulent dans leur pratique un héritage conceptuel mâtiné d’un intérêt pour la manufacture, les objets ou l’artisanat.
Sous la verrière historique située au fond du magasin Hermès, là où habituellement chalands et visiteurs sont happés par un puits de lumière, Isabelle Cornaro a déployé un vélum zénithal en guise de plafond, faisant basculer la spécificité du lieu dans l’abstraction d’un white cube. Elle y a ensuite disposé quelques parallélépipèdes dans des camaïeux de marron, de vert et de bleu, organisés de manière à créer les conditions d’une appréhension perspectiviste de l’espace, ainsi qu’elle a pu le faire dans de précédentes installations. L’espace d’exposition qui est légèrement surélevé par rapport au reste du magasin et accessible par quelques marches confère à l’ensemble une atmosphère de temple.
Interrogeant directement le système de la vision, ce dispositif invite au déplacement du corps dans ce qui pourrait en fait n’être qu’une image et sollicite du regardeur un jeu de mises au point constant, oscillant du grand angle à son opposé le resserrement de focale, faisant sans cesse basculer l’objet regardé dans une dimension autre que celle à laquelle l’esprit voudrait l’assigner dans une première approche. Ainsi, les différents modules sculpturaux forment une composition d’ensemble de nature picturale qui emprunte ses jeux de plans successifs à la peinture de Poussin ; les camaïeux de marron, vert et bleu qui l’animent reprennent par ailleurs le dégradé de couleurs utilisé pour créer la profondeur dans la peinture classique. Mais ces volumes organisant l’espace dans lequel on peut déambuler comme dans un jardin de sculpture s’avèrent, à y regarder plus près, des supports de peinture : les modulations chromatiques des surfaces s’agrègent dans le pointillisme d’une peinture contemporaine au spray qui renvoie à son tour aux développements modernes de l’histoire de la peinture sur le chemin de sa réduction essentialiste. Disposés de-ci de-là, quelques petits amas d’objets à peine visibles de loin révèlent à l’approche des ensembles de cristaux taillés, pièces de monnaie et chaînes métalliques qui pourraient revendiquer leur statut de ready-made à défaut de passer pour des sculptures en bas-relief, mais dont la synthèse forme autant de motifs picturaux se détachant des fonds monochromes.
Isabelle Cornaro se joue ici de l’assignation traditionnelle des techniques de la représentation à leurs paramètres prescriptifs, la peinture procédant ici paradoxalement du volume et la sculpture s’effondrant dans le plan. Ce jeu de basculements, dans lequel la sculpture contient la peinture et ainsi de suite, s’opère sous un regard qui fait le point dans l’espace et suit une ligne de fuite qui sert également de curseur temporel de lecture d’une histoire de l’art qui contient en son cœur l’idée même de perspective. Son principe linéaire connaît un point de fuite idéologique unique, la Modernité, qui fonctionne également ici comme un jeu d’emboîtements, les dispositifs classiques de la représentation contenant leur finalité historique dans l’autonomisation des couleurs et des formes primaires, mais qui présentent ici pour ainsi dire une pulvérulence finale.
La pixellisation métaphorique de la peinture recyclée par la bombe à spray invite à un parallèle entre l’omniprésence contemporaine des images numériques et la disparition des images perspectivistes héritières de la pensée classique, appartenant les unes et les autres à deux systèmes « de codification de l’image et de transfert d’éléments abstraits du réel sur une surface de projection » ainsi que le formule elle-même l’artiste. En remettant dans chacune de ses installations le visiteur au cœur de dispositifs perspectivistes de représentation, Isabelle Cornaro entend vérifier la validité d’une approche conceptuelle du monde empruntée à notre âge classique dans sa capacité à résonner – ou raisonner – avec les complexités du présent.
Mais « cette forme d’organisation symbolique du monde » comme elle le dit justement, qui porte en elle l’universalisme ethnocentrique occidental et son projet colonial corollaire, permet-elle par sa réitération contemporaine de pointer des forces symboliques toujours à l’œuvre au présent afin de les déconstruire ou bien en perpétue-t-elle l’autorité symbolique ? Les objets chinés par Isabelle Cornaro et recyclés dans ses œuvres plus anciennes, mêlés aux mèches de cheveux, breloques de grands-mères et autres bijoux de famille font s’égailler la grande Histoire dans les replis de biographies individuelles contemporaines par un principe de capillarité propre aux objets. Les tapis orientaux, les jarres chinoises, les pierres de lettrés et autres objets de bazar utilisés dans certaines de ses installations, renvoient par ailleurs clairement à une consommation visuelle petite-bourgeoise du monde. Et la sédimentation qui s’opère dans les couches d’objets accumulés dans ses pièces moulées fait quant à elle apparaître par résurgence l’image des vestiges d’un monde colonial dispersé dans le grand marché des produits exotiques, où les exotismes du temps croisent ceux de l’espace. Isabelle Cornaro semble ainsi recycler de manière critique les produits de décomposition même de l’histoire de la Modernité. Toutefois, la séduction indéniable qu’exercent ses œuvres pose le visiteur dans une situation ambiguë dans son rapport à celles-ci, flattant son goût petit-bourgeois tout en le remettant au centre d’un dispositif de domination par le regard dont l’Histoire contemporaine et une globalisation multipolaire l’ont balayé. Aussi, ce dernier aura beau tenter de déjouer les artifices de la composition en se déplaçant en son sein, il n’en restera pas moins prisonnier d’un champ fermé, d’un cadre défini, le white cube comme terminus d’une Modernité qui n’autorise pas les histoires alternatives et exclut les regards périphériques, mais revient ici en fantôme.
Alors peut-être faut-il voir dans cette verrière voilée un signe de deuil devant cette perspective qui viendrait se reposer dans sa majesté vacillante, dissoute dans une peinture redevenue poussière et arborée par des formes spectrales dans ce qui pourrait constituer son majestueux mausolée.
- Publié dans le numéro : 77
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- Du même auteur : Ugo Rondinone, Becoming Soil, Tout le monde , Politiques et poétiques du don et de l’échange dans le champ de l’art, Inside, Palais de Tokyo, Paris, Kent Monkman, L’artiste en chasseur,
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