Isabelle Cornaro
Blue Spill
Mrac, Sérignan, 7.10.2018 — 27.01.2019
Si, à travers installations, peintures, dessins et films, Isabelle Cornaro propose la re-présentation et la mise en scène d’objets (récupérés, chinés, collectionnés et / ou reproduits) dont elle sonde la place et la valeur en même temps que notre point de vue vis-à-vis d’eux et de ce qu’ils signifient sur les plans social, culturel, historique, symbolique etc., l’artiste rend plus explicite la notion de concupiscence à leur égard dans son exposition présentée au Mrac de Sérignan.
Dans un premier temps, au rez-de-chaussée du musée, on est invité à s’immerger dans une salle obscure où palpitent une dizaine de courts films en boucle projetés à même le mur ou montrés sur moniteurs posés sur socle, créant une dynamique visuelle et physique qui rejoue les dialectiques, récurrentes dans le travail d’Isabelle Cornaro, du plan et du volume comme du proche et du lointain. Cinq d’entre eux ont été réalisés par l’artiste : aux quatre films 16mm transférés sur support digital (Choses, 2014 ; Subterranean, Day for Night et Shimmers, 2017) dans lesquels sont manipulés et déshabillés du regard, au fil de lancinants travellings, des objets de pacotille, et sont rejoués certains effets caractéristiques du cinéma structurel des années 1960 (flicker, flashs lumineux, saturation de couleurs, etc.), vient s’ajouter, en fin de parcours, Hofu Orrore, un film d’animation produit pour l’occasion. Premier d’une série de collaborations avec un illustrateur à chaque fois différent, il enchaîne plusieurs scènes (d’amour, de crime, etc.) — reprises de films de Mario Bava ou David Cronenberg notamment — dans lesquelles un personnage se métamorphose brusquement en objet. Entre érotisme et gore, attraction et répulsion, vie et inertie, il se dégage de ces films un étrange parfum que viennent amplifier les six autres qui, trouvés sur Internet1, témoignent d’une culture mainstream à plusieurs facettes.
En exergue, une publicité de 1979 du photographe japonais Kazumi Kurigami pour la chaîne de magasins Parco montre l’actrice Faye Dunaway mangeant un œuf dur tout en nous dévorant des yeux (et réciproquement), tandis qu’au fond de l’espace, une publicité censurée réalisée par Steven Meisel en 1995 sur le mode du casting fait défiler des paires de jeans Calvin Klein moulées sur de jeunes corps-objets alléchants et vendeurs. Dans l’intervalle, nos yeux suivent les effets lumino-cinétiques produits sur / par des bijoux dans un spot de la collection baroque de Chanel, l’imagerie éro(synthé)tique d’un tutoriel médical, la déambulation d’un amateur d’urbex2 dans un restaurant abandonné et les variations chromatiques du trailer du film d’horreur de Mario Bava Carnage (1971).
Principalement articulé autour des notions de sérialité et d’ambiguïté, l’accrochage (très noir et blanc) que l’artiste a réalisé dans le cabinet d’arts graphiques à partir d’œuvres des collections du Mrac et du Frac Occitanie Montpellier fait office de liant entre ce troublant bain visuel introductif sauce creepy–bloody-sexy et l’espace situé à l’étage. Placées à quelques centimètres du sol, bord à bord, dix-nuit nouvelles toiles sur châssis parcourent les murs et constituent, comme l’indique le titre de la série, les reproductions d’autant d’images extraites de films de l’artiste. Outre l’agrandissement opéré qui rappelle néanmoins le format 16/9, la technique de reproduction (et d’interprétation) par pulvérisation de la peinture floute délibérément l’image, fixe et flottante à la fois. Prise de temps et de distance permettent d’y projeter parfois des figures, visions dont il est impossible de vérifier le bien-fondé. Par leur déplacement, l’œil et le corps activent le travelling sur cette séquence d’images colorées mont(r)ées successivement. Un ensemble de socles en bois à géométrie et coloration variables, recouverts eux aussi de cette matière picturale aérienne qui rappelle le grain de l’image, parsème en outre l’espace. Entre peintures abstraites et sculptures à tendance minimaliste, une minorité d’entre eux « supporte » de petits objets (shaker, masques d’animaux, pierres, barres métalliques, chaînes, strass, pampilles, pièces de monnaie, figurines, etc.) participant de cette valse-hésitation généralisée entre original et copie, vrai et faux, nature et artifice.
En en proposant une vision entachée3 qui en révèle les ficelles et les failles, Isabelle Cornaro décompose en même temps qu’elle les dresse sous nos yeux les systèmes de (re)production et de représentation qui régissent nos modes de perception et de réception affectés par une « économie libidinale » qui fait tourner le monde — et la tête — et excite notre appétence pour la fétichisation de biens comme de corps en circulation (rendus) désirables, supports de projection de nos fantasmes de possession et autres pulsions de domination.
1 L’artiste les a pour la plupart coupés et en a retiré le son, à l’exception de la pub Calvin Klein dans laquelle on peut entendre, en voix off, les questions sexuellement orientées du directeur de casting fictif, cause probable de sa censure.
2 Contraction pour urban exploration, pratique d’exploration urbaine consistant à repérer et visiter des lieux souvent interdits ou difficiles d’accès, soi-disant hantés, dont les traces vidéo sont partagées sur Internet.
3 En référence au titre de l’exposition, « Blue Spill », terme qui désigne une tache pouvant apparaître sur les cheveux d’un acteur placé devant un écran bleu d’incrustation, du fait d’un bug.
Image en une : Isabelle Cornaro, Subterranean, 2017. Film 16mm transféré sur support numérique, couleur, muet, 1’15’’. Courtesy de l’artiste et des galeries Balice Hertling, Francesca Pia, Hannah Hoffman.
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- Du même auteur : Cosmogonies, au gré des éléments, Anne Collier, Dominique Petitgand, Cécile B. Evans, Sprung A Leak,
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