Jeff Wall à la Fondation Beyeler, Bâle
Jeff Wall, Fondation Beyeler, Riehen / Bâle
28 janvier – 21 avril 2024
Commissariat : Martin Schwander, Curator at Large, Fondation Beyeler, assisté de Charlotte Sarrazin, Associate Curator.
Jeff Wall a largement contribué à faire de la photographie une discipline artistique autonome. Considéré comme l’inventeur de la « photographie mise en scène », il s’inspire de la vie quotidienne ou de l’histoire de l’art pour produire, à partir de plusieurs prises de vue distinctes, des tirages en général de grands formats, qui sont autant de faux-semblants issus de son observation des interactions humaines. À Bâle, la Fondation Beyeler réunit quelque cinquante-cinq œuvres – dont certaines inédites – du photographe canadien dans une impressionnante exposition rétrospective qui couvre plus de cinquante ans de création, offrant une vision globale sur son travail précurseur. Elle s’ouvre dès le foyer de l’institution helvétique avec deux œuvres de 1999 emblématiques de la pratique de Wall : deux grandes diapositives présentées dans des caissons lumineux, le photographe faisant ainsi coïncider les sources de l’image et de la lumière.
Jeff Wall est né en 1946 à Vancouver, sur la côte ouest-canadienne. Il étudie l’histoire de l’art dans sa ville natale, à l’université de Colombie britannique dont il est diplômé en 1970, en présentant un travail de recherche intitulé Berlin Dada and the Notion of Context. La même année, il déménage à Londres avec femme et enfants pour suivre un troisième cycle au Courtauld Institute. Il enseignera l’histoire de l’art au Canada, au Nova Scotia College of Art and Design (1974-1975), tout d’abord, en qualité de professeur adjoint, puis en tant que professeur agrégé à la Simon Fraser University, à côté de Vancouver, entre 1976 et 1987, avant d’être nommé professeur titulaire à l’université de Colombie britannique jusqu’à sa retraite en 1999. Sa formation d’historien de l’art explique sans doute le fait qu’il qualifie très tôt ses photographies de tableaux, empruntant la terminologie au domaine de la peinture. Cette relation à l’histoire de l’art se retrouve dans la photographie elle-même, présentée à grande échelle et avec pléthore de détails. La représentation souvent grandeur nature des objets et des personnages a un effet immersif sur les visiteurs qui semblent happés dans l’image.
Initialement développés dans le domaine publicitaire, les caissons lumineux rétroéclairés vont devenir le support emblématique du travail de Jeff Wall qui, considérant leur pouvoir évocateur, s’en saisit au milieu des années 1970, les introduisant alors dans le champ de l’art contemporain en lançant une forme nouvelle de présentation d’œuvres d’art. Il réalise de grandes diapositives qu’il montre à l’intérieur de ces caissons lumineux. Ce format restera sa marque de fabrique exclusive jusqu’au milieu des années 1990, allant jusqu’à faire office de signature. Ils sont caractéristiques de la manière dont Wall confronte le visiteur à une « image totale ». L’artiste développe par la suite des photographies grand format en noir et blanc et des tirages en couleur au jet d’encre, élargissant ainsi son répertoire.
Loin d’être spontanée, l’œuvre de Jeff Wall est faite de reconstitutions et de mises en scène. Il qualifie lui-même son travail de « cinématographie », le cinéma représentant pour lui un modèle de liberté de création et d’invention qu’il ne retrouve pas dans la photographie en raison de son aspect documentaire dominant. Mimic (1982) apparaît caractéristique de ce style cinématographique, mais également d’un engagement envers les questions sociales typique de sa production des années 1980. Nous sommes dans une banlieue industrielle nord-américaine où l’on peut voir des bâtiments à la fois industriels et résidentiels. Au premier plan, un couple marche sur le trottoir à la hauteur d’un homme asiatique. Tandis que la femme semble regarder ailleurs, son compagnon esquisse un geste raciste en étirant le coin de son œil, le regard en direction de l’homme asiatique. Si la photographie semble avoir été prise sur le vif, il n’en est rien. Il s’agit en réalité de la reconstitution d’une scène dont Wall a été témoin. À la différence des générations précédentes de photographes qui capturaient ce qui se déroulait devant eux, Wall met méticuleusement en scène ses images. Comme pour un film, chaque photographie nécessite une longue préparation, des comédiens, et un travail de postproduction. « Ses premières œuvres révolutionnaires représentent un équilibre entre émotion et réflexion, hasard et calcul, conscient et inconscient, allant et venant entre l’histoire et le présent, la sphère publique et privée, l’art et la réalité », écrit Martin Schwander dans le catalogue qui accompagne l’exposition. L’œuvre de Jeff Wall remet en cause la réalité, en modifie sa perception, à l’image d’After ‘Invisible Man’ by Ralph Ellison, the Prologue (1999-2000), sans nul doute l’une des œuvres les plus célèbres du photographe, qui montre le repère secret dans lequel le jeune protagoniste noir est en train de rédiger son roman. Il est éclairé de très exactement 1369 ampoules électriques.
Développée en étroite collaboration avec Jeff Wall, l’exposition navigue à travers ses images qui évoluent entre instantané documentaire, composition cinématographique et invention poétique. Les deux œuvres présentées dans le foyer : Morning Cleaning, Mies van der Rohe Foundation, Barcelona, où Wall dévoile un moment habituellement invisible pour les visiteurs : le nettoyage des grandes baies vitrées de l’édifice avant son ouverture ; et A Donkey in Blackpool, qui donne à voir un moment de repos dans la vie d’un âne au sein d’une modeste étable, sont a priori foncièrement différentes. Leur point commun tient dans la relation profonde qu’entretiennent les êtres humains et les animaux aux intérieurs qui les abritent. L’exposition est ainsi imaginée de manière à créer des comparaisons de ce type. Elle tisse des échos et des résonances entre les sujets, les techniques et les genres, permettant de mieux saisir l’œuvre magistrale d’un des plus importants représentants de la photographie plasticienne.
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Head image : Jeff Wall, After ‘Invisible Man’ by Ralph Ellison, the Prologue, 1999–2000. D’après ‘Homme invisible, pour qui chantes-tu ?’ de Ralph Ellison, le prologue. Diapositive dans caisson lumineux, 174 x 250,5 cm. Fondation Emanuel Hoffmann, en dépôt dans la Öffentliche Kunstsammlung Basel © Jeff Wall
- Publié dans le numéro : 108
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- Du même auteur : 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi ,
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