Jeremy Deller à Rennes
Enquêter, collecter, exposer – le geste d’amour de Jeremy Deller
Selon Jean-Marie Gallais, le vecteur de l’art de Jeremy Deller se situerait dans le croisement entre un « geste d’amour » et « un projet anthropologique » en faveur des pratiques populaires et périphériques existantes, en dehors des cercles consacrés de l’art contemporain et de la « haute culture ». Artiste britannique par excellence – il fut le représentant de la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise de 2013 –, Deller incarne à merveille, avec son flegme, son humour décalé et son esprit de contestation, une certaine idée de l’Angleterre néo-punk des années 1990 et 2000, celle de la génération des années Major, qui dansait jusqu’à l’épuisement au rythme de l’acid house, pour fuir la sombre réalité d’un pays post-thatchérien en proie à la privatisation de l’industrie, à l’expansion du chômage, et de la dévaluation de la livre sterling. Il est vrai que son art apparaît comme une célébration jubilatoire et engagée en faveur d’un certain nombre de réalités en marge des forces dominantes et présente une vision acérée de l’histoire, de l’identité et de l’actualité britannique et occidentale.
Jeremy Deller conçoit la création, selon ses propres mots, comme « une forme de magie qui détient le pouvoir alchimique de transformer le réel ». Selon lui, l’art peut et doit prendre place partout au cœur de la société, via de multiples formes. Cette puissance enchanteresse résonne aujourd’hui dans le choix du titre de la première rétrospective de l’artiste en France, « Art is Magic », présentée à Rennes. Organisée en trois volets, l’exposition présente une constellation d’œuvres en prise avec la culture populaire et le politique dans les espaces du musée des Beaux-Arts, du Frac Bretagne et de La Criée centre d’art contemporain. J’ai fait le choix d’orienter cette étude à partir de trois points de la pratique artistique de Jeremy Deller, qui, me semble-t-il, génèrent des expériences politiques, culturelles et artistiques inédites en faveur du périphérique : la production d’objets graphiques de diffusion dans l’espace public, la collecte et l’exposition d’objets en prise avec le vernaculaire, et la réactivation de l’histoire au regard de sa médiatisation.
Le centre d’art de La Criée présente l’installation Warning Graphic Content. Celle-ci est composée de plus de cent vingt affiches et imprimés produits par l’artiste depuis plus d’une trentaine d’années. En jouant avec les formats, les couleurs et les hauteurs, l’accrochage de cet ensemble est volontairement indiscipliné et chaotique. La production graphique représente une part importante de l’esthétique dellerienne. Dans son désir profond d’horizontalité et dans une économie de moyens de début de carrière, Deller a attaché une grande importance à produire des représentations didactiques à partir de procédés mécaniques de reproduction d’images. Destinées à l’espace public – d’abord par effraction dans les années 1990, puis dans le cadre de commandes officielles –, ses affiches doivent être compréhensibles par tous. Cette accessibilité élargie offre ce que Benjamin Buchloh appelle « les conditions d’une réception collective simultanée ». Cependant, Deller perturbe consciemment les limites et les codes de ces médiums, mêlant avec une certaine effronterie les points de vue et les contenus absurdes, qu’ils soient de nature poétique et polémique, locale et globale, ou universelle et intime. L’installation Warning Graphic Content illustre les centres d’intérêt de l’artiste qui traversent toutes ses recherches : l’importance de la musique pop et alternative, les contre-cultures, l’identité et l’actualité de la Grande-Bretagne, la montée du nationalisme et les enjeux sociétaux mondiaux. Le diagramme Acid Brass (1997) fait presque figure de manifeste. Cette affiche rend compte de l’histoire sociale de l’Angleterre, à partir des bifurcations de la musique populaire au fil du XXe siècle, partant des brass bands pour arriver à la musique électronique. Cette forme graphique rhizomique illustre ainsi l’engrenage anarchiste inséré au cœur de la pensée du plasticien.
Jeremy Deller n’est pas un artiste du faire. Son esthétique conceptuelle est construite principalement par le geste de la collecte. L’art intègre à ce moment-là une dimension évidemment sociologique à partir d’enquêtes sur le terrain. L’acte de création consiste alors à sélectionner, prélever, inventorier, classer, interpréter, exhiber des séries de matériaux préexistants. Le Frac Bretagne présente le plus célèbre de ces ensembles archivistiques, le joyeux ensemble Folk Archive. Le projet est né de l’intérêt de Deller et de son camarade Alan Kane pour la collection d’objets amassés dans des bric-à-brac, et en réception au phénomène culturel et politique faussement positif de la Cool Britannia dans les années 1990. En rassemblant une constellation d’artefacts, à la frontière entre pratique artistique et vernaculaire, le duo a voulu documenter une série d’expressions populaires contemporaines ayant cours sur le territoire britannique. L’éventail de ces « objets-frontières » est vaste. Il comprend des photographies et des vidéos documentant les festivités de la Foire au Cabre et du Championnat mondial de la grimace d’Egremont, de magnifiques bannières de syndicats politiques et de diverses associations britanniques réalisées par Ed Hall, des costumes de catch brodés, une collection de dessins réalisés par des prisonniers, l’étonnant éléphant mécanique de Peter Clara, des jouets et autres objets populaires insolites. Au cœur de cette démarche intellectuelle se trouve l’idée que les mondes en marge de centres culturels possèdent également une importante part de créativité.
Le principe de la collection comme geste créatif constitue pour l’artiste conceptuel un outil réflexif qui questionne la formation des identités, qu’elles soient de nature individuelle, collective, nationale ou périphérique. Elle permet de repenser la place de la création au cœur même de la société. En outre, la collection possède également une dimension critique à l’égard des institutions culturelles. En exhibant ses objets extra-artistiques, l’espace curatorial et muséal se trouve renversé, devenant désormais l’espace du collectif, du vivant et de la créativité sous toutes ses formes.
Par la radicalité de sa démarche, The Battle of Orgreave est une œuvre qui a, sans doute, marqué intensément les esprits et qui a acquis une place dans l’histoire de la création contemporaine de ces vingt dernières années. Son titre fait référence à l’affrontement historique qui a eu lieu le 18 juin 1984 à Orgreave, dans le nord de l’Angleterre, opposant le camp des mineurs en grève à celui des forces de l’ordre. Durant cette terrible journée, des milliers de manifestants furent violemment acculés. Cet événement marqua, dans l’histoire politique de la Grande-Bretagne, un basculement tragique, sonnant le glas des forces d’oppositions syndicales face au gouvernement autoritaire et ultralibéral de Margaret Thatcher. Réalisée en 2001 et exposée actuellement au musée de Beaux-Arts, cette œuvre est un objet intermédiatique qui se déploie sous trois formes : un reenactment qui met en scène l’affrontement historique, un film coréalisé avec Mike Figgis pour la télévision britannique qui documente la reconstitution, et une installation documentaire et archivistique. Cette dernière est un genre de bureau d’études qui conserve une sélection d’archives et de documentations de toute sorte. Sa consultation par le spectateur permet de l’immerger dans les prémices et le déroulé de cette manifestation historique. En effet, la réalisation de cette œuvre « monumentale » a nécessité une importante phase de recherche que Deller a effectuée à partir de rencontres et d’entretiens filmés avec les acteurs de l’époque. Certains ont d’ailleurs accepté de participer à la reconstitution de la bataille, rejouant un moment phare de leur existence. Ainsi, l’artiste revisite les récits médiatiques de cette lutte en donnant cette fois la parole aux mineurs. The Battle of Orgreave conjugue ainsi le médiatisé et l’historique avec la dimension performative, ce que Anne Bénichou nomme une « perspective revendiquée de rejouer l’histoire pour interroger ses processus de fabrication, ses généalogies et le pouvoir de ses représentations ».
Le format du film documentaire est un moyen précieux pour amorcer les processus de l’histoire en train de s’écrire. Ils se font, le plus souvent, à partir d’une relation horizontale et directe entre l’artiste et les acteurs ou témoins de ces changements sociétaux. Le film Putins’ Happy (2019) est réalisé durant les rassemblements politiques qui opposaient les partisans et non partisans du Brexit à Londres. Cette œuvre est une étude précise du phénomène de radicalisation d’une frange de la population anglaise, en proie à une profonde paranoïa complotiste. Jeremy Deller interviewe des partisans du Brexit pour essayer de comprendre leur position. Il s’enchaîne alors, dans une atmosphère malaisante, une suite de propos racistes, conspirationnistes et antisémites nauséabonds. Un certain nombre des plans filmés se concentrent spécifiquement sur des détails et symboles codés, affichés par ces militants pour le décrypter. On retrouve des références au monde du foot, à des passages précis de l’Apocalypse de saint Jean ou à Adolf Hitler. Bien que réalisés dans ce contexte britannique particulier, les propos tenus font écho aux discours conspirationnistes des antivax et des soutiens à l’ex-président Trump, fonctionnant tous selon les mêmes modes opératoires. Le film laisse toutefois, dans un moment de respiration bienvenue, la parole à quelques pro-européens, incarnée par une jeunesse britannique métissée qui refuse de voir son avenir lui être confisqué.
Le choix de présenter l’œuvre politique de Jeremy Deller dans la capitale bretonne nous semble des plus judicieux, tant l’esprit militant de l’artiste est en phase avec une certaine philosophie libertaire présente dans la ville. Les différentes bannières syndicales suspendues aux plafonds du musée et du Frac, et l’intérêt de l’artiste pour une culture musicale alternative, font directement écho au mouvement des luttes sociales et contre-culturelles qui ont eu cours dans le Grand Ouest breton. En 1997, déjà, les Rencontres Trans Musicales de Rennes accueillaient les membres d’une fanfare autour du projet Acid Brass créé par l’artiste. Soit, dans une série de reprises culte et cuivrées, une fusion de la tradition des fanfares anglaises et de la musique électronique.
1 Jean-Marie Gallais, « Portrait de l’artiste en folkloriste », in Folklore. Artistes et folkloristes, une histoire croisée (cat. expo. Centre Pompidou-Metz, Metz / Mucem, Marseille, 2020-2021), Jean-Marie Gallais & Marie-Charlotte Calafat (dir.), Paris, La Découverte, 2020, p. 10.
2 Jeremy Deller, Art is Magic (cat. expo. musée des Beaux-Arts de Rennes, La Criée centre d’art contemporain, Frac Bretagne, Rennes, 2023), Étienne Bernard, Jean-Rock Bouiller, Sophie Kaplan, Claire Lignereux (dir.), Dijon / Rennes, Les presses du réel / musée des Beaux-Arts de Rennes, La Criée centre d’art contemporain, Frac Bretagne, 2023.
3 Benjamin Buchloh, « Faktura et factographie » (1984), in Essais historiques, t. I : Art moderne, Villeurbanne, Art édition, coll. Textes, 1992, p. 94.
4 Pascale Trompette & Dominique Vinck, « Retour sur la notion d’objet-frontière », in Revue d’anthropologie des connaissance, n° 1, 2009, pp. 5-27.
5 Anne Bénichou, Rejouer le vivant. Les reenactments, des pratiques culturelles et artistique (in)actuelles, Dijon, Les presses du réel, 2020, p. 59.
6 François Piron & Guillaume Désanges (dir.), Contre-vents, Paris / Saint-Nazaire, Paraguay Press / Le Grand Café – centre d’art contemporain, 2021.
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Head image : Jeremy Deller, Valerie’s Snack Bar, 2009 avec les banderoles de Ed Hall. Courtesy de l’artiste; The Modern Institute / Toby Webster LTD, Glasgow; Art: Concept, Paris © Jeremy Deller et Ed Hall. Exposition Art is Magic, une rétrospective de Jeremy Deller, du 10 juin au 17 septembre 2023, Musée des beaux-arts, La Criée centre d’art contemporain, Frac Bretagne, Rennes. Crédit photo : Aurélien Mole
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Se perdre sans peur dans l’œuvre de Carla Adra., Daniel Pommereulle et Mathis Altmann à Pasquart, Basim Magdy au FRAC Bretagne, Emma Seferian au CAC Passerelle, Judith Kakon à La Criée, Rennes,
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